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Aller simple Genève-Palestine

Publié le 27.01.2015

 

« Le théâtre est une alternative à la violence, c’est une belle résistance »

 

Tout commence le jour où Claire Audhuy tombe sur un programme de théâtre ayant appartenu à son grand-père et datant de la Première Guerre mondiale. Une preuve que l’on jouait des spectacles dans les tranchées. Née en 1985, la jeune femme se lancera dans une gigantesque recherche pour sa thèse de doctorat sur le sujet : la création théâtrale dans les camps nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette auteure metteure en scène pose cette question : peut-on faire du théâtre partout ? Basée à Strasbourg, Claire Audhuy a créé en 2004 la compagnie et maison d’édition Rodéo d’âme pour accompagner les spectacles qu’elle monte. En 2013, sa compagnie organisait un projet pluridisciplinaire en Palestine et montait sa pièce Frères ennemis dans le camps de réfugiés Aïda. Recréée avec des acteurs suisses et français, la pièce se jouera prochainement à Genève au Théâtre Saint-Gervais dans le cadre du cycle Mémoires blessées 7. Frères ennemis débute sur un plateau de télévision outrancier, le King David Show. Au cours d’un quiz sont évoquées quelques déclarations de Benjamin Netanyahou, Charles de Gaulle et Barack Obama, et l’entrée en scène de Miss Holocauste (personnage véridique !).

 

Pouvez-vous raconter l’épopée qu’a été Frères ennemis, montée tout d’abord dans un camp de réfugiés en Palestine, puis maintenant à Genève avec des acteurs suisses et français ?

 

Tout a commencé en 2012. Je faisais un voyage en Israël en lien avec ma recherche universitaire sur le théâtre dans les camps de concentration nazis et dans d’autres lieux insoupçonnés. J’ai alors découvert que des gens faisaient du théâtre dans un camp de réfugiés, en Palestine, appelé Aïda. Je me suis mise à réaliser des interviews des deux côtés du mur, toujours pour ma thèse. Quand je suis rentrée à Strasbourg, je devais écrire une pièce à propos des Roms. Mais je ne pouvais parler que de ce voyage en Israël et Palestine ! C’est comme ça qu’est née cette pièce de théâtre documentaire, Frères ennemis, comme un accident sur le chemin. J’ai alors voulu retourner jouer la pièce dans le camp où elle était née. C’était possible après quelques refus, mais il fallait la traduire en arabe. C’est un jeune Gazaoui qui s’en est chargé et nous avons monté la pièce dans le camp en août 2013. Parmi les réfugiés, des volontaires ont joué le spectacle. Puis, je me suis dit qu’il serait intéressant de monter la pièce à Genève, là où les décisions diplomatiques se prennent et se discutent. J’ai donc contacté le théâtre Saint-Gervais…

 

Pour la création en Suisse, il y aura des adaptations, ce ne sera pas exactement la même pièce. Pourquoi ?

 

En 2013, la pièce était faite par et pour les réfugiés. C’était leurs mots et leur quotidien. Ici, c’est presque plus compliqué, il faut expliquer ce qu’est un checkpoint, quel est le quotidien des réfugiés, etc. Mais certaines choses sont également plus simple ici. Par exemple, le personnage de L’Homme nu devant ses filles est inspiré d’un fait réel. A un checkpoint, un homme avait dû se déshabiller devant ses filles, sur ordre d’un soldat israélien pour une fouille. Au delà de l’humiliation que ça représente, il faut savoir qu’en Palestine la nudité est un tabou. Une fois rhabillé, l’homme continuait tout de même à se sentir nu et humilié. Dans le camp, en 2013, c’est un Palestinien qui a réalisé ce solo de danse, c’était très beau, mais il était vêtu. A Genève, on peut montrer les choses autrement. Dans le camp, on a également dû censurer certaines choses que les gens ne pouvaient pas envisager, comme de parler avec douceur à un colon israélien, c’était impossible…

 

Du coup, est-ce que vous pouvez davantage affirmer votre vision des choses dans la version suisse ?

 

Non, je ne crois pas. Je garde la même ligne qui consiste à donner la parole aux deux camps. Par contre, la version présentée à Saint- Gervais est agrémentée de vidéos documentaires pour montrer que ce sont des faits réels. Par exemple, « Miss Holocauste » existe vraiment. Pour ça, la chaîne Euronews nous a prêté un extrait documentaire. Ça n’aurait pas été possible techniquement d’utiliser ce matériau en Palestine, car parfois il n’y avait plus d’électricité pendant plusieurs jours.

 

Comment faites-vous dialoguer les parties théâtrales et les documents audiovisuels réels ?

 

Dans l’écriture, de nombreux passages sont des déclarations ou des citations, il y a donc déjà beaucoup de matières documentaires prononcées par les acteurs. Plutôt que de la fiction, il s’agit de faire de la poésie avec la réalité. La pièce commence par le King David Show, un jeu de très mauvais goût qui présente un Palestinien et un Israélien comme deux bons et loyaux ennemis. Il y a des moments vraiment obscènes. Puis, on tire le rideau rouge, et derrière on essaie de raconter la réalité. Ce ne sont pas des gens qui se détestent à la base…

 

Vous avez étudié le théâtre comme outil de propagande (donc un moyen de manipuler) et comme un outil de résistance (donc un moyen de se libérer). Comment ces recherches interviennent-elles dans votre travail de mise en scène ?

 

J’ai étudié le théâtre de propagande principalement durant la période du national-socialisme. Puis, le théâtre a été repris comme un moyen de contre-propagande. Avec l’équipe de Aïda, nous avons fait du théâtre de résistance. A Genève, c’est du théâtre documentaire.

 

 

Vous qui vous êtes penchée sur la question, quels ressorts humains trouvent dans le théâtre ceux qui vivent dans un climat d’oppression ?

 

C’est une alternative à la violence. Ils appellent ça une « belle résistance ». Il s’agit de faire d’abord la paix avec soi-même pour faire la paix avec les autres. Il s’agit d’essayer de ne pas exploser, dans tous les sens du terme, de garder un certain calme près de ce mur qui sépare les deux camps. Autour, ça gronde… Pendant un mois passé là-bas, j’ai souvent eu très peur. Il y avait régulièrement des incursions de soldats avec des armes, on couraient, on se cachaient… Moi, c’était pendant un mois de ma vie, mais pour les personnes là-bas, c’est leur quotidien.

 

Vous posez la question depuis des années : peut-on faire du théâtre partout ? Comment réagissez-vous à l’actualité de ces dernières semaines, où se pose la question : peut-on rire de tout ?

 

Ce que je peux dire c’est que ça fait froid dans le dos qu’on tue des gens pour ce qu’il font, qu’on tue des juifs pour ce qu’ils sont. On en est encore là aujourd’hui ! Je pense que le vrai débat est de se demander ce que veut dire la liberté d’expression. Ceux qui ne comprennent pas la différence entre Dieudonné et Charlie Hebdo, sont mal renseignés. Ce n’est pas du tout la même chose. J’ai beaucoup étudié ces questions d’humour dans les camps de concentration. Comment fait-on pour rire dans ces moments là ? C’est un rire pour se sauver la vie, un rire de soi-même et des autres, ce n’est pas violent. C’est un rire qui fait du bien. C’est la même chose que l’opposition entre la Kalachnikov et le crayon.

 

Propos recueillis par Cécile Gavlak

 

Frères ennemis, du 5 au 7 février 2015, au Théâtre Saint-Gervais à Genève. Renseignements au +41 22 908 20 00 ou sur le site du théâtre www.saintgervais.ch

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