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Lubitsch versus Pyongyang

Publié le 28.07.2015

 




Après Les Brigands de Schiller, Eric Devanthéry s’attaque à une comédie. Et non des moindres. Le metteur en scène genevois a puisé dans le célébrissime film de Lubitsch la matière de To be or not to be. On quitte l’Allemagne, ou plutôt la Pologne envahie par les nazis, pour se plonger dans une Genève convoitée par la Corée du Nord à laquelle résiste une troupe d’acteurs. Une transposition qui questionne l’engagement du comédien dans le cours de l’Histoire, tout comme son inaltérable égo. Eric Devanthéry signe là une « comédie totalitaire » à découvrir d’urgence, du 28 juillet au 9 août. Ça se passe au Théâtre de l’Orangerie, à Genève, lieu même de l’intrigue…

 

 

Le hasard fait sans doute bien les choses. Parce que les droits pour adapter le célébrissime film de Lubitsch à la scène ne lui ont jamais été accordés - sa demande est restée lettre morte -, Eric Devanthéry a pris sa plume pour écrire lui-même sa pièce. Tout comme la version filmique dont elle s’inspire, To be or not to be tourne une page de l’Histoire avec un grand H. Mais sa mise en scène ne lorgne plus du côté de la Pologne envahie par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Après avoir cherché l’exemple du parfait dictateur aujourd’hui - il en reste encore quelques-uns sur la planète en ce début de XXIème siècle -, le metteur en scène genevois dit avoir choisi la figure égotique et psychopathique de Kim-Jong Un, arrivé au pouvoir suite au décès de son père Kim Jong-il en 2011. «La Corée du Nord envahit la Suisse et l’on bascule dans cette fiction-là. Les comédiens vont tout faire pour sauver le réseau de résistance dans lequel ils vont s’intégrer».

 

Plainte à Berne

Sur les hauteurs du parc La Grange, à Genève, l’Orangerie devient le théâtre même d’une grande fiction. « Nous sommes en train de répéter 'Nouilles froides à Pyongyang’ au Théâtre de l’Orangerie. La Corée du Nord trouve cela de très mauvais goût et dépose une plainte à Berne. On est obligés de déprogrammer la pièce et de reprendre 'Hamlet’ à la place, qui était l’un de nos grands succès, avec Christian Scheidt dans le rôle titre », raconte le metteur en scène. Exit Varsovie envahie par les troupes d’Hitler, où l’on censure la pièce Gestapo. Place à l’Helvétie et au régime de Pyongyang. Si la dictature coréenne n’a évidemment pas les visées expansionnistes du Troisième Reich, on reste néanmoins dans l’ambiance de la comédie au bout du lac.

 

Déraillements du monde

« Comme chez Lubitsch, une troupe de théâtre monte un spectacle critique par rapport à un pouvoir totalitaire. Elle se retrouve prise dans l’Histoire et va utiliser les éléments du théâtre pour essayer d’en sortir indemne. La pièce est un peu le reflet de ce qui se passe sur le plateau et de ce qui survient dans le monde. »

Les déraillements du monde, le plus germanophile des metteurs en scène genevois n’a de cesse d’en livrer une conscience aigue par son théâtre depuis la fin des années 1990. Il se fait remarquer en 2001 avec la création suisse d’Anéantis de Sarah Kane. C’était juste avant son passage à Berlin - qu’il revisite souvent -, où il est l’un des assistants de Thomas Ostermeier à la Schaubühne. Puis il monte une comédie, déjà, avec Supermarché de Biljana Srbljanovic, en 2003. « Mais une comédie noire », précise-t-il. Suivront L’Inattendu de Fabrice Melquiot, Ecorces de Jérôme Richer, Woyzeck de Büchner et Les Présidentes de Werner Schwab, une autre comédie noire présentant une charge féroce contre les obscurantismes. Léonce et Léna, de Büchner, auquel il revient et qu’il retraduit lui-même en 2011 signe une comédie des masques dénonçant les rapports de classes. Les Brigands, magnifique pièce-fleuve de Schiller repérée comme l’un des spectacles de l’année 2014, est présentée tout récemment aux Rencontres du théâtre suisse de Winterthour, après La Comédie de Genève. Une belle reconnaissance pour le metteur en scène qui avait embarqué ses neuf comédiens sur les rives de la Baltique afin d’y faire les premières lectures de la pièce « à la punk » dans un théâtre en ruines.

 

 

Auto-contemplation de l’acteur

Aujourd’hui, cet amoureux du théâtre continue de s’interroger sur la nécessité de son art, avec humour et insolence, mais toujours avec bienveillance. « L’une des premières questions que je me suis posé en transposant le film de Lubitsch se situe autour du pouvoir qu’on aimerait que le théâtre possède. Est-ce que l’on peut faire l’Histoire avec du théâtre ? Je crains que non », déplore-t-il. L’autre enjeu majeur est celui de l’égo des interprètes. « Ce qui m’intéresse, c’est de me pencher sur le processus d’auto-contemplation de l’acteur qui croit à son génie », dit-il. D’où la volonté de croiser l’histoire des personnages de la pièce avec celle de ses comédiens. D’autant que Christian Scheidt, qui excelle dans le registre burlesque, rejoint ici une équipe de fidèles. Eric Devanthéry, qui s’attelle pour la première fois à l’écriture, a largement de la matière en piochant chez Rachel Gordy, Sabrina Martin, Pierre Dubey, Marc-André Müller, José Ponce et Florian Sapey, de quoi définitivement brouiller les frontières entre fiction et réalité. Un cap dans le travail du metteur en scène et sa compagnie Utopia, à qui la Ville de Genève vient tout juste d’attribuer une résidence de trois ans au Théâtre Pitoëff. La « Devanthéry’s touch » est en marche…

 

Cécile Dalla Torre

 

Découvrez toute la saison du Théâtre de l’Orangerie sur leprogramme.ch ou sur le site du Théâtre www.theatreorangerie.ch

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