Social Tw. Fb.
Article

Le Roi Lear joue sa comédie à Genève

Publié le 13.01.2015

 

« Avec Shakespeare, je suis en terre inconnue »

 

Le Roi Lear, une pièce-univers, tentaculaire. À partir d’une donnée simple – un roi anticipe sur sa mort et livre avant l’heure son royaume à ses filles – Shakespeare nous entraîne dans un maelström d’une beauté et d’une profondeur abyssales, où c’est tout notre monde contemporain que l’on entend sourdre, dans sa grandeur, ses crises, ses contradictions. Il y est question d’amour filial et d’ingratitude, de transparence et d’aveuglement, de reconnaissance et de reniement ; d’un royaume déchiré par la guerre, d’une jeunesse qui ne croit plus à l’enchantement du monde, d’une génération de patriarches que le bouleversement de l’ordre naturel et moral a rendus fous ; d’une harmonie brisée, d’un bonheur à reconquérir. C’est la première fois qu’Hervé Loichemol monte Shakespeare. Il collabore pour cette création avec le scénographe Seth Tillett, qui avait composé le superbe décor de Siegfried, nocturne à la Comédie la saison passée.

 

Pourquoi avez-vous choisi de monter Le Roi Lear ?

 

C’est un projet ancien. J’ai failli monter Le Roi Lear dans les années 8O avec André Steiger dans le rôle-titre et Anne Durand dans celui de Cordélia. Cela ne s’était finalement pas fait pour des raisons budgétaires.

 

C’est Patrick Le Mauff qui jouera Lear…

 

À la fin du dernier travail que nous avons réalisé ensemble, j’ai évoqué ce projet avec lui. Lear n’est pas un vieillard dont la vie est finie, mais un roi dont on doit montrer la chute. Il doit d’abord incarner la puissance. Si Lear est perdant dès le départ, la pièce perd de son sens. C’est chemin faisant que Lear doit perdre son autorité.

 

C’est la première fois que vous montez Shakespeare. Vous montez habituellement plutôt des œuvres du XVIIIe ou en lien avec le XVIIIe.

 

J’ai beaucoup travaillé sur le XVIIIe, mais également créé beaucoup de textes contemporains, qu’il s’agisse de Müller, Koltès, Laplace, Guénoun, Beretti, ou récemment encore Levin. Les enjeux du XVIIIe, et notamment la question du réalisme, sont complexes. J’ai parfois trouvé de bonnes réponses, parfois non. Cette saison – comme la saison passée – j’ai souhaité rompre avec ces problématiques. Sans être un dix-huitièmiste chevronné, c’est une période que j’ai beaucoup labourée. Or il peut arriver que la trop grande connaissance d’un terrain se révèle handicapante. Avec Shakespeare, je suis en terre inconnue. J’ai tout à découvrir.

 

Quelle est votre lecture du Roi Lear ?

 

La pièce met en jeu, dès les premières répliques, la question de la filiation. Et plus précisément une rupture dans le processus de reconnaissance et de transmission. Dans l’intrigue principale – celle de Lear et de ses filles –, comme dans l’intrigue « secondaire » – celle de Gloucester et de ses fils –, le lien filial est brisé. Cette désaffiliation va générer des formes de violence et de barbarie extrêmes. Cela n’est pas sans écho avec le monde d’aujourd’hui : un monde où les processus de filiation sont profondément remis en question. Un monde où ce qui maintenait le noyau familial est pulvérisé par des phénomènes sociaux, économiques et de communication, où les procédures de transmission et de reconnaissance sont en crise. Par ailleurs, toute l’œuvre de Shakespeare est inscrite dans le trouble du basculement d’une époque. C’est également ce que nous vivons aujourd’hui : une période dont on ne sait pas ce dont elle accouchera. Il n’y a ni horizon vers lequel nous pourrions tendre, ni système explicatif de ce que nous vivons qui soit vraiment convaincant. Économiquement, écologiquement, le monde donne l’impression d’aller dans une impasse. On trouve un écho de cela dans Le Roi Lear, où l’on assiste à une transformation radicale de la manière d’envisager le monde. Celle de la génération des pères d’une part, attachés à la nature, à son enchantement, à ses phénomènes astrologiques et mystérieux. Celle de la jeune génération d’autre part – plus précisément Edmond, Goneril, Cornouailles, Régane – qui eux sont du côté d’une autonomie, d’une souveraineté, d’une autosuffisance du sujet. Il faut se garder d’établir une symétrie parfaite entre la pièce de Shakespeare et ce que nous vivons, mais dans les processus de délitement des liens traditionnels, dans la montée d’une forme d’individualisme et de la barbarie, dans la manière dont le monde se dérobe, échappe aux personnages jusqu’à conduire « la vieille garde » à la folie, quelque chose semble résonner.

 

 

 

 

Ce qui lance l’intrigue, c’est la célèbre scène entre Lear et ses filles, la scène du partage du royaume.

 

Lear annonce qu’il donnera la dot la plus importante à celle de ses trois filles qui lui dira le mieux son amour. Il y a quelque chose d’incestueux dans cette demande. Les déclarations de Régane et Goneril vont totalement dans ce sens. Elles répondent à la demande implicite de Lear qui est une demande d’amour illimité. Cordélia, en revanche, fixe une barrière : « J’aime Votre Majesté / Conformément à mon lien, ni plus ni moins. », dit-elle. Lear se rendra compte trop tard que ce lien réaffirmé était le garant d’un véritable amour et d’une véritable fidélité.

 

La pièce présente, entre autres, deux problèmes particuliers de mise en scène : la tempête et l’énucléation de Gloucester.

 

L’énucléation représente dans la pièce le sommet de la barbarie. Il faut rendre compte de cette violence poussée à l’extrême. Pour cela, je pense qu’il faut opter pour des moyens très archaïques, très banals – ce sont souvent les moyens les plus probants. Concernant la tempête – c’était déjà mon idée il y a trente ans – je pense qu’elle doit être déclenchée par Lear. Cette tempête n’est pas « naturelle » : elle a lieu dans l’esprit de Lear, c’est une tempête mentale. La tempête est aussi dans la pièce un moment d’une fabuleuse intensité, où Shakespeare arrive à donner brusquement au spectateur le sentiment de l’infini, de la toute-puissance du cosmos. C’est à cela qu’il faut parvenir. C’est à cela que Strehler était magnifiquement parvenu – entre autres.

 

Strehler a monté Le Roi Lear au début des années 70.

 

Oui, je l’ai vu ici même, à la Comédie, il y a quarante ans. C’est une des plus grandes mises en scène que j’aie jamais vues. Un modèle indépassable. Il faut évidemment tirer les enseignements de ce chef-d’œuvre, mais aussi tenir compte que notre monde actuel n’est déjà plus tout à fait celui que Strehler connaissait.

 

C’est votre troisième collaboration avec Seth Tillett, après Siegfried, nocturne et L’Excursion des jeunes filles mortes.

 

Seth et moi-même avons une familiarité de regard, de références (Müller ou Blanchot par exemple). Nous évoluons dans les mêmes eaux. Nous avons les mêmes terrains de jeu, qu’ils soient littéraires, philosophiques, politiques. Mais il y a entre nous des différences de raisonnement, et de logique, qui tiennent à nos histoires respectives et enrichissent nos échanges. D’autre part, il est capable de m’entraîner sur des chemins inattendus, avec beaucoup de pugnacité. Il est très au fait de l’esthétique, de la philosophie, et en même temps ne raisonne pas avec le poids de l’héritage théâtral. Cela crée une tension qui peut être libératrice. Il ne s’agit évidemment pas là de renier l’héritage, l’histoire du théâtre, mais de le prendre en compte et de trouver, par déplacement, sa contestation

 

Propos recueillis par Hinde Kaddour

 

LEPROGRAMME.CH VOUS OFFRE VOS INVITATIONS POUR LE ROI LEAR ! CLIQUER POUR PARTICIPER.

 

Le Roi Lear, du 20 janvier au 7 février 2015 à La Comédie de Genève. Renseignements au +41 22 320 50 01 sur le site du théâtre www.comedie.ch

Filtres