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Houellebecq sur scène à Château Rouge

Publié le 26.12.2014

 

Houellebecq, « l’art de rendre la réalité terrible »

 

Le collectif français « Si vous pouviez lécher mon cœur » vient à proximité de Genève, à Château Rouge (Annemasse) pour présenter son adaptation d’un roman de Michel Houellebecq. Paru en 1998, Les particules élémentaires est le deuxième roman de l’auteur français. Cet événement théâtral valait largement un coup de projecteur puisque c’est la première fois qu’un des textes de Michel Houellebecq sera adapté au théâtre en France. Pour le metteur en scène Julien Gosselin, c’est pourtant une évidence puisqu’il considère l’écriture de Houellebecq comme « profondément impure, totale, polyphonique, bâtarde ». Adepte d’un théâtre qui parle du monde d’aujourd’hui, Julien Gosselin, issu de l’Ecole professionnelle supérieure d’art dramatique de Lille, éclaire sa création dans un entretien.

 

Ève Beauvallet : Aviez-vous pensé à d'autres textes de Michel Houellebecq avant de choisir d'adapter Les Particules élémentaires (1998) ?

 

Julien Gosselin : Oui. Au début je voulais adapter Lanzarote, un court récit publié en 2000 qui préfigure le roman La Possibilité d'une île (2005). Mais après la création de Tristesse animal noir, de la dramaturge allemande Anja Hilling, je voulais me lancer sur un projet plus ample. Alors j'ai relu tous les textes de Houellebecq. Les Particules… s'est imposé parce qu'on y trouve tous les thèmes cruciaux de son univers tandis que des romans comme Plateforme ou La Carte et le Territoire offrent des angles plus serrés (sur le tourisme sexuel et sur l'art en l'occurrence). J'aimais l’idée d'une somme, d'un roman-fleuve qui couvre une longue époque et offre une galaxie de personnages (le roman narre, depuis un futur proche, les vies de deux demi-frères, Michel et Bruno, du début des années 1960 à la fin des années 1990, ndlr). Ensuite, le fait qu'il soit écrit à la troisième personne m'a aidé ; la première personne implique la présence continue d'un narrateur (sauf si l'on déconstruit complètement mais ce n'est pas ce que j'ai envie de faire avec les textes). Et surtout, j'aime la façon dont le texte se déploie en entrelaçant des passages de poésie, de narration et de discours.

 

È. B. : Comment s'est déroulée l'adaptation ?

 

J. G. : Nous avons dû délaisser beaucoup de matériaux. Par exemple, pour des questions de rythme et de tenue de la pièce, on a dû supprimer un passage sociologique passionnant sur le Cap d'Agde, un endroit que Houellebecq décrit comme un « modèle sexuel social-démocrate ». Pareil pour un morceau de texte magnifique qui narre l'histoire d'amour entre Michel et Annabelle, avec des promenades sur la plage d'une tristesse infinie mais d'une grande beauté. Au bureau, j'ai donc fait un gros travail de montage mais pas de réécriture : 98% du texte est de Houellebecq. Après, au plateau, le passage le plus problématique fut celui du « Lieu du changement » (un camp de vacances « bien être » dans lequel Bruno se rend pour trouver des partenaires sexuelles, ndlr). Je travaille du texte mais pas nécessairement du dialogue théâtral alors la reconstruction de scènes dialoguées a été difficile. Le luxe qu'on s'est payé, ce fut le temps.

 

È. B. : Cela vous surprend-il que les romans de Michel Houellebecq n'aient jamais été adaptés, avant vous, par des metteurs en scène français, alors qu'ils l'ont été par des artistes allemands et néerlandais ?

 

J. G. : Pour les Allemands ou les Néerlandais, s'emparer du dernier roman paru pour, s'il est formidable, l'adapter au théâtre est une évidence. C'est un réflexe qu'ont moins les metteurs en scène français. Le traducteur allemand des Particules élémentaires me parlait d'ailleurs de la rapidité avec laquelle les artistes se sont saisis du roman à sa sortie. Donc, non ça ne m'a pas surpris. Mais c'est un peu décevant. J'estimais que ça devait être fait et j'avoue que le défi d'adapter un des plus grands auteurs français vivants – si ce n'est le plus grand, à mon sens – fut tout à fait stimulant. Et puis, la richesse qu'offrait ce roman en terme d'adaptation m'a de suite sauté aux yeux.

 

È. B. : Cette absence d'adaptation en France ne vient-elle pas aussi d'un problème de reconnaissance ? Le statut de chef-d'œuvre des Particules élémentaires n'est plus à prouver à l'étranger, tandis qu'en France…

 

J. G. : Je ne suis pas sûr que son statut de chef-d'œuvre soit encore discuté dans les milieux littéraires français. On a quand même admis que Houellebecq était incontournable – la preuve la plus évidente, c'est le nombre d'artistes qui s'inspirent de lui. Du côté de la littérature évidemment (l'auteur Aurélien Bellanger qui a signé La Théorie de l'information développe un lien particulièrement fraternel avec Houellebecq) mais aussi de l'art contemporain, du théâtre… Et même du journalisme humoristique parfois ! Un des apports cruciaux de Michel Houellebecq dans la littérature tient au registre comique et à la finesse de son ironie. Il faut rappeler à quel point ses livres, s'ils sont terribles, sont en même temps hilarants ! Ce que les artistes ont pris de meilleur chez lui se joue également à ce niveau.

 

È. B. : C'est un auteur qui continue pourtant de diviser les lecteurs.

 

J. G. : Je crois que peu de gens l'ont lu. Que beaucoup connaissent le personnage médiatique mais que peu l'ont vraiment lu. En France, on a tendance à aimer les styles très francs, très signés, et sans doute certains ont-ils l'image d'un écrivain avec un style mou, neutre, indistinct, ce qui est faux évidemment. Quant à ce qu'il déploie politiquement… J'ai eu quelques retours de spectateurs qui n'avaient jamais lu Les Particules élémentaires avant de voir le spectacle. Ils ont donc découvert la pertinence de ses thèses sur l'idéologie soixante-huitarde (qu'il tient pour responsable de la violence libérale, ndlr) et ont été secoués. On est forcément secoué, même si on n'est pas d'accord. Parce que sa conception de la société moderne est formidablement intéressante ! Les Particules élémentaires choque non pas parce qu'on y parle de sexe et de morbidité mais parce qu'y est mené un décryptage de la société libérale, de son origine, de ses tenants et de ses aboutissants, tout à fait déstabilisant.

 

 

 

 

È. B. : Les spectateurs de théâtre ont davantage l'habitude d'entendre des artistes de votre âge (vous avez créé la pièce à 26 ans) défendre le rêve soixante-huitard, en tout cas, adopter un discours nostalgique sur les grandes luttes passées. Vous prenez le contrepied…

 

J. G. : Je ne sais pas. J'avoue que j'ai vite été lassé d'entendre des artistes de ma génération louer cet esprit de révolte sans lui donner de contours plus complexes. Cette façon de rêver les révolutions de nos aînés et l'épanouissement sexuel hippie m’exaspère, c'est sûr. Mais je n'ai pas cherché à m'inscrire en contrepied… On ne monte pas une pièce pour ça.

 

È. B. : Les adjectifs qui reviennent souvent dans la bouche des détracteurs à propos de Houellebecq sont « méchant » et « cynique ». Lui-même défend pourtant une posture d'amour et de sincérité…

 

J. G. : Avant, je pensais que ce genre de procès était une réaction de rejet bête et méchante. Mais mon point de vue a changé et j'ai presque de la compassion pour ceux qui le haïssent. Je crois sincèrement que certaines personnes sont extrêmement violentées par sa façon de décrire la réalité. En particulier dans La Possibilité d'une île où il est question du vieillissement, du vieillissement de la femme notamment, de l'amour qu'on porte à un animal aussi. Cette façon de décrire avec simplicité, compassion et douceur des réalités si crues et si dérisoires, est très perturbante. Il a l'art de rendre la réalité terrible… Mais plus il est cru, plus il compatit. Alors certes, il y a une ironie légère chez Houellebecq mais le terme de « cynisme » pour le qualifier me déplaît tout à fait car il est en empathie totale avec ses personnages. Il y a un terme à la mode aujourd'hui, qui est le qualificatif « feel good ». Le « feel good movie » : vous sortez « avec la banane ». Et à cela, on oppose le cynisme. C'est absolument horrible ! On pense que Houellebecq se contente d'un constat catastrophiste, qu'il n'a pas envie de construire un autre monde alors qu'il rêve d'une société de lien, d'amour, et non d'une société matérialiste et violente. C'est d'ailleurs ce qu'il combat dans le modèle sexuel occidental.

 

È. B. : Le prologue des Particules élémentaires est d'ailleurs une déclaration d'amour des « néo-humains » (puisqu'il s'agit d'un récit d'anticipation) à leurs ancêtres, les hommes de la fin du XXème siècle : « Nous savons ce que nous devons à leurs rêves », disent-ils.

 

J. G. : C'est magnifique. « Nous savons que nous ne serions rien sans l'entrelacement de douleur et de joie qui a constitué leur histoire. » Ces moments poétiques sont de tels hommages à l'espèce humaine qu'on ne peut pas l'accuser de méchanceté basse. C'est idiot… Dans la pièce, nous avons d'ailleurs inversé deux scènes. Ce poème apparaît en second dans le livre ; nous l'avons fait basculer en ouverture. On sentait que la porte d'entrée à donner aux spectateurs, c'était la beauté et la poésie de Houellebecq.

 

È. B. : Le nom donné à votre collectif est très poétique. « Si vous pouviez lécher mon cœur » est une phrase qu'aimait répéter Stuart Seide, le professeur qui vous a formé à l'école professionnelle supérieure d'art dramatique de Lille. Est-ce un hommage ?

 

J. G. : En quelque sorte. C'est en fait une phrase issue de Shoah de Claude Lanzmann. Les six acteurs avec lesquels j'ai commencé à travailler sont tous issus de la même école et de la même promotion que moi. On trouvait ça chouette que la personne qui nous a fait nous rencontrer reste un peu avec nous dans le titre. Plus le temps passe, plus je mesure l'apport de Stuart Seide dans notre travail. Il y a quelque temps, j'entendais le metteur en scène Stanislas Nordey dire que ce que lui a appris Stuart Seide, c'est la frontalité, l'adresse : à qui parle-t-on ? Ce jeu avec les différentes formes d'adresses est assez développé dans Les Particules.

 

Propos recueillis par Ève Beauvallet pour le Festival d’Automne à Paris et l’Odéon-Théâtre de l’Europe (mai 2014)

 

Les particules élémentaires, samedi 31 janvier à 19h30 - Château Rouge, Annemasse. Renseignements au +33 450 43 24 24 ou www.chateau-rouge.net

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