Publié le 21.03.2018
Cavalleria rusticana et I pagliacci sont des inséparables. Le premier est l’œuvre la plus célèbre de Pietro Mascagni et présente un constat simple: la jalousie mène au meurtre. Plus qu’un triangle amoureux, c’est un quatuor que nous propose l’intrigue de cet opéra qui prend place dans un village sicilien où les passions sont chauffées à blanc. À son retour de l’armée, le héros Turriddu a découvert sa fiancée Lola mariée à un autre. Une aubaine pour Santuzza qui est devenue son amante. Mais voilà, aujourd’hui Lola est retournée auprès de Turridu. Folle de jalousie, Santuzza commet l’irréparable et dévoile la liaison à Alfio, le mari de Lola. Qu’adviendra-t-il de Turridu alors qu’un duel entre les deux hommes semble inévitable?
Le deuxième nous a été donné par Ruggero Leoncavallo et, si l’histoire est quelque peu différente, le résultat est le même. I pagliacci met en scène une troupe de comédiens ambulants s’arrêtant dans un petit village de Calabre. Canio et son épouse Nedda s’apprêtent à assurer la représentation du soir alors qu’un autre membre de la troupe, jaloux que Nedda ait refusé ses avances, annonce à Canio que sa femme s’est prise d’affection pour un villageois… Le spectacle commence et, au fur et à mesure, la réalité s’invite dans la représentation alors que Canio a de plus en plus de mal à contenir sa colère. Une chose est sûre, personne n’en sortira indemne.
Si les deux opéras se ressemblent, c’est qu’ils font tous deux partie de l’opéra vériste, né en Italie à la fin du XIXe siècle. Ce courant s’attache à la présentation d’histoires communes et réalistes tout en faisant de ses personnages des gens ordinaires. I pagliacci serait même directement inspiré d’un fait divers… Créés à seulement deux ans d’écart (1890 et 1892), les deux opéras ont été définitivement rapprochés par une soirée de 1895 au Metropolitan Opera de New York où ils ont été présentés bout à bout car aucun n’est assez long pour remplir une soirée entière. «Cav and Pag» ne devront plus jamais se quitter.
Le Grand Théâtre de Genève ne déroge pas à la tradition et propose, jusqu’au 29 mars à l’Opéra des Nations, Cavalleria rusticana dans une mise en scène d'Emma Dante et I pagliacci mis en scène par Serena Sinigaglia. Les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande, sous la baguette du chef anglo-allemand Alexander Joel, éveilleront les violentes passions de l’amour.
Ce n’est pas la première fois que vous passez par le Grand Théâtre de Genève. On se souvient notamment de Rigoletto en 2014. Que représente cette ville pour vous?
J’ai toujours énormément de plaisir à revenir à Genève. Le Grand Théâtre est une grande et belle institution qui présente toujours des cast magnifiques. Leur chœur est excellent et l’Orchestre de la Suisse romande est l’un des meilleurs au monde. Il se trouve que j’ai passé une partie de mon enfance à Rolle et j’ai donc beaucoup d’amis ici que je profite de voir. J’adore la Suisse et ses montagnes ainsi que le lac mais aussi les gens d’ici.
Comment se construit la relation d’un chef d’orchestre à un orchestre?
La relation entre le chef et l’orchestre est primordiale et toujours particulière car chaque orchestre a sa propre personnalité et attend des choses précises et différentes de son chef. Certains souhaitent le voir sévère et sérieux alors que d’autres le préfèrent sympathique ou même qu’il fasse preuve d’humour et de légèreté. Cela dépend bien sûr de la personnalité du chef. L’orchestre et le chef sont des partenaires, et, comme dans toute relation, l’alchimie est importante.
Cavalleria rusticana et I pagliacci ont été rassemblé par un hasard de programmation. Mais qu’ont-ils en commun?
Ce sont les deux opéras véristes les plus connus au monde. On trouve dans chacun le thème de la jalousie qui intervient de manière prépondérante. C’est en fait la passion qui devient jalousie pour devenir quelque chose de plus violent encore: le meurtre. La logique qui régit les émotions est donc la même.
Quelles autres émotions sont mises en jeu dans ces opéras?
Les deux compositeurs utilisent le système de leitmotiv de Wagner. Au-delà de la jalousie il y a encore bien d’autres thèmes présents dans ces pièces, toujours dans le registre des émotions fortes. L’amour bien sûr, qui, de passionnel devient violent. Mais dans Cavalleria rusticana il y a aussi par exemple une grande scène de chœur qui célèbre la religion, on y entend notamment un orgue. Il y a un sentiment très fort de ferveur religieuse dans ce morceau particulier.
Les deux histoires se passent en Italie, il y a d’ailleurs plusieurs allusions aux chants italiens…
Oui par exemple la Sicilienne chantée par Turriddu dans Cavalleria rusticana qui se passe en Sicile bien sûr. C’est tout au début, après quelques mesures seulement. Turriddu y chante son amour pour Lola et ce morceau nous prépare au drame de la jalousie qui suivra. Cet opéra est devenu encore plus connu avec la sortie du film Le Parrain 3 de Francis Ford Coppola de 1990. On y voit une représentation de Cavalleria rusticana à Palerme.
Cavalleria rusticana comprend un intermezzo, comment est-il construit?
Il y a plusieurs éléments intéressants dans ce morceau. Il commence par l’évocation de quelque chose de très pur. Ensuite, une grande mélodie occupe la deuxième partie et est accompagnée de la harpe et de l’orgue. On retrouve donc l’élément religieux qui est représenté par l’orgue qu’on a entendu auparavant. Cet intermezzo anticipe la mort de Turridu et en cela il est sombre. Mais ce côté religieux reste dans l’air.
Que dire de Vesta la giubba (l’air de la veste) de Canio dans I pagliacci, qui a notamment été interprété par Enrico Caruso?
Cet aria est très célèbre. Ce qui est étonnant est qu’il s’agit en fait d’une seule phrase, qui est si bien tissée que l’aria est devenu un succès. C’est un air passionné, ce qui fait qu’il entre directement dans le cœur et dans les émotions. C’est un peu comme l’air de Cavaradossi dans Tosca; une phrase de quarante secondes que tout le monde connait. Il faut aussi mettre en avant le côté tragique de ce personnage de Canio qui est forcé de continuer à jouer la comédie dans une situation tellement difficile pour lui. Il doit assurer son rôle de Paillasse alors qu’il vient de découvrir l’infidélité de son épouse. C’est une situation semblable à celle de Rigoletto dans un sens, lequel est forcé de retourner au travail faire rire les gens alors que sa fille a été enlevée. C’est un déchirement pour le public.
Ces deux opéras font partie des classiques de l’opéra vériste. En quoi cela consiste-t-il?
Jusqu’à la période vériste, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle, les personnages d’opéra étaient toujours des rois, des ducs, etc. L’opéra était une affaire de classe dirigeante et noble. Le mouvement vériste souhaitait retourner cet état de fait et s’intéresser à des gens ordinaires et même pauvres et exposer leurs émotions. Le vérisme se situe donc dans un intérêt social pour des «tranches de vie». La littérature a fait le même chemin d’ailleurs. Ainsi, La Bohème peut être considéré comme un opéra vériste en un sens. Puccini a continué dans cette ligne – pas dans tout ce qu’il a fait – dans le sens où il avait toujours les émotions des personnages en tête, c’était le plus important. Le mouvement a pris de l’ampleur jusqu’en 1930 environ. Cavalleria rusticana et I pagliacci sont parmi les premiers, ils datent respectivement de 1890 et 1892. Le but était que la musique nous touche au cœur, on visait l’émotion de la musique et pas l’intellectualisme de la musique.
Propos recueillis par Jessica Mondego
Cavalleria rusticana
Mise en scène Emma Dante
Avec Roman Burdenko, Melody Louledjian, Oksana Volkova…
I pagliacci
Mise en scène Serena Sinigaglia
Avec Diego Torre, Nino Machaidze, Roman Burdenko, Migran Agadzhanyan, Andrè Schuen…
Avec l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction d'Alexander Joel.
A voir jusqu’au 29 mars 2018 à l’Opéra des Nations. Renseignements et réservations au +41(0)22.322.50.50 ou sur le site du Grand Théâtre www.geneveopera.ch