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Angélica Liddell catalyse la douleur

Publié le 05.01.2016

 


Un corps mutilé. Celui d’Angélica Liddell ou de Jacqueline du Pré? Les deux se confondent dans Te haré invencible con mi derrota (Je te rendrai invincible par ma défaite), solo de l’artiste catalane qui convoque la mémoire de la musicienne britannique. Accablée par la maladie qui finira par entraver la pratique de l’instrument, la prodigieuse violoncelliste s’est atteinte à 42 ans il y a une trentaine d’années. La flamboyante comédienne, performeuse et metteure en scène lui rend un hommage passionnel sous forme de rituel, miroir de la douleur qui s’empare des corps. Montrée pour la première fois en Suisse, cette pièce créée en 2009 promet vagues de révolte et déferlante d’émotions. Après Ping Pang Qiu en 2013, Angélica Liddell est de retour au Théâtre Saint-Gervais trois soirs seulement, les 19, 21 et 23 janvier.

 

 

Elle est un phénomène à elle seule. Déjà parce qu’elle est une artiste complète. Metteure en scène et auteure, Angélica Liddell est comédienne et performeuse avant tout. Mais sa présence sur le plateau ne se circonscrit pas à son jeu d’actrice. Jeter son corps dans la bataille avec une passion nouvelle dans chacune de ses pièces fait d’elle une météorite inclassable dans le théâtre européen d’aujourd’hui. Ses spectacles sont des rituels puissants où la Catalane livre son âme et sa chair à un abandon paroxystique, dans un déferlement d’émotions qui heurtent, bouleversent, choquent parfois. Te haré invencible con mi derrota (Je te rendrai invincible par ma défaite) est de ceux-là. La révolte y côtoie la souffrance dans une forme d’écho à la passion christique. «Pourquoi tant de douleurs, si Dieu ne donne pas aux humains la force de les supporter?» demande-t-elle. Encore jamais montré en Suisse romande Te haré invencible con mi derrota s’inspire de la destinée de Jacqueline du Pré. Plus qu’un hommage à la violoncelliste prodige disparue des suites d’une sclérose en plaques en 1987, la pièce n’est pas si loin du rite sacrificiel. L’artiste explosive, de blanc vêtue au milieu des violoncelles gisant à même le sol, convoque le destin funeste et la souffrance d’une autre femme artiste, partie trop tôt. Jacqueline du Pré n’a pas trente ans mais déjà la maladie a gagné du terrain. Les doigts ne peuvent plus tenir l’archet ni pincer les cordes du violoncelle. Elle mourra à quarante-deux ans. En toile de fond sonore sur le plateau, le concerto d’Elgar dans lequel la musicienne excellait et exultait. Dans ses écrits autour de la pièce, Oscar Cornago, chercheur en sciences humaines et sociales, analyse: «Le rite est un espace d’expression de la douleur, la douleur d’un sacrifice accompli par une force supérieure. Mais Te Haré invencible con mi derrota commence avant et s’achève au-delà. Au milieu, le rituel, l’ouverture au public. Il s’agit d’un acte profondément transcendantal et physique. L’expression pure de la douleur, la douleur et rien d’autre. Et la beauté naissant de cet espace sombre.»

 

 

Exaltation et recueillement

Fondatrice de la Compagnie Atra Bilis en 1993, la créatrice espagnole a l’art de se mettre en danger dans ses pièces, livrant dans chacun de ses spectacles, accompagnée ou non de ses fidèles comédiens, un langage scénique tissé de passions, exaltations et recueillement intime. Aujourd’hui, Angélica Liddell revient au Théâtre Saint-Gervais avec son solo créé en 2009, avant sa consécration mondiale. Fille de la dictature franquiste, elle n’était jamais sortie d’Espagne avant que Vincent Baudriller, alors co-directeur du Festival d’Avignon, ne l’invite dans la Cité des Papes. C’était en 2010. Elle y ébranlait les esprits avec La Casa de la Fuerza, spectacle sur les féminicides au Mexique passé ensuite par La Bâtie-Festival de Genève. En 2013, le maoïsme l’inspirait pour le dernier volet de sa trilogie chinoise après sa découverte de la Chine et de sa langue dont elle avait décidé de faire l’apprentissage. Ping Pang Qiu convoquait autour d’une table de ping-pong les dérives liberticides commises à l’ère de la révolution culturelle chinoise. Une pièce poignante qui mêlait la grande Histoire à une quête personnelle.

 

Les oracles

«A une époque, on consultait les oracles pour connaître l’avenir. Ils s’exprimaient au travers de signes, de gestes étranges, de mots obscurs, de symboles contenant un message, la voix des dieux. Plus récemment, des visionnaires ont réinventé cet espace comme origine du théâtre à un moment où ni les dieux ni les morts ne se faisaient plus entendre», note encore Oscar Cornago. Et les artistes de prendre en quelque sorte la relève des oracles. La douleur de l’artiste est sa verité. Plus la douleur est patente, plus le réel semble matérialisé. Comment dès lors incarner cette douleur? Angélica Liddell en livre une réponse sous une forme de catharsis rappelant la douleur d’autrui. Entre vie et mort, passion et adoration, elle ouvre la scène à un espace de deuil incandescent. Fascinante présence entre l’ici et l’au-delà.

 

Cécile Dalla Torre

 

Te haré invencible con mi derrota, mardi 19, jeudi 21 et samedi 23 janvier 2016 à 19 heures au Théâtre Saint-Gervais à Genève.
Réservé à un public averti.

Renseignements et réservations au +41.22.908.20.00 ou sur le site du théâtre www.saintgervais.ch

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