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23 rue Couperin, un opéra des cités

Publié le 26.05.2017

 

Un "théâtre élargi" pour mieux ressentir. C’est ce que propose l’auteur, metteur en scène et plasticien français Karim Bel Kacem dans sa nouvelle création intitulée 23 rue Couperin, Point de vue d’un pigeon sur l’architecture au Théâtre Saint-Gervais à Genève du 30 mai au 10 juin. Dans cette pièce, l’auteur d’origine marocaine revient dans le quartier qui l’a vu grandir, le Pigeonnier d’Amiens, dont les rues portent le nom de compositeurs renommés. De cette étrangeté, Karim Bel Kacem a choisi de faire émerger une sorte d’"opéra des cités" avec la complicité du compositeur belge Alain Franco et de l’ensemble Ictus. Épopée politique, musicale et visuelle, cette création se veut le témoin de tous ses habitants, de sa création en 1956 sur le site d’un ancien pigeonnier à sa démolition partielle prévue en 2019. En trois volets, l’auteur questionne l’architecture par le biais des prises de parole sur les événements symboliques qui ont jalonné la vie mouvementée de ce quartier et de la schizophrénie sociale qui en a découlé.

 

 

Quel est le point de départ de l’écriture de cette pièce autobiographique, politique, musicale et visuelle?

En 2015, j’ai travaillé avec Milo Rau sur Civil Wars, la première pièce de sa trilogie sur l’Europe, qui s’interrogeait sur ces jeunes Belges s’engageant pour la Syrie. Dans ce projet à mi-chemin entre le questionnement du théâtre et le récit autobiographique, je racontais que dans ma cité HLM, le Pigeonnier, toutes les rues avaient le nom d’un compositeur célèbre de musique dite "savante". Lors de la création de cette pièce en Belgique, j’ai rencontré le compositeur et pianiste flamand Alain Franco avec qui j’ai entrevu toute la poésie que nous pourrions tirer de cette toponymie "sociologique", maladroite et possiblement condescendante.

Place phare des émeutes françaises dès les années nonante, premier quartier à avoir connu en 2005 un couvre-feu depuis 1962, cité à fort taux de chômage – 60% chez les moins de 25 ans –, le Pigeonnier c’est toute mon enfance. J’ai eu envie de raconter cette histoire en allant à la rencontre de ses habitants actuels, avec en tête l’idée de réhabiliter l’image d’une cité avec des paroles d’aujourd’hui, loin des protocoles médiatiques que nous connaissons. Pourtant, lorsque je suis revenu en octobre dernier, j’ai été plus ou moins bien perçu et une méfiance s’est installée. Surpris, j’ai choisi d’explorer toute la complexité d’une cité et de ses habitants, devenant le point crucial de mon écriture. Loin d’être une pièce sociologique, 23 rue Couperin est avant tout une œuvre artistique et poétique qui use du détournement scénique pour raconter et faire ressentir ce que sont ces cités HLM excentrées, en l’occurrence huit bâtiments à 10 étages de 100 mètres de long.

 

Un quartier que vous n’aviez pas vu depuis 14 ans, quelles ont été vos premières impressions?

A 17 ans, je suis parti de ce lotissement comme lorsqu’il y a un appel d’air quelque part, du jour au lendemain. J’avais besoin de quitter cet endroit pour me trouver ailleurs. Ma famille ayant déménagé un an plus tard, je n’ai plus eu l’occasion d’y retourner depuis. Ce qui m’a sauté aux yeux en y revenant, c’est que malgré l’aménagement d’espaces verts et l’éradication, il y a quelques années, du gros problème de la drogue, rien n’a fondamentalement changé. Les communautés maghrébines d’alors ont juste été remplacées par des populations d’Europe de l’est. Promis à la démolition dès 2019, les bâtiments, qui n’ont subi aucuns travaux, sont à la limite de la salubrité, et la vie se meurt. Les sacrifiés seront toujours les mêmes.

 

Entre la vision que vous aviez adolescent et celle que vous avez aujourd’hui, que vous a appris cette "archéologie introspective"?

A travers l’histoire du Pigeonnier, j’ai vraiment pris conscience de la complexité de la situation. Les émeutes, la drogue ou le chômage sont autant d’éléments distincts dans leurs problématiques propres. Par exemple, Amiens a accueilli beaucoup de Harkis, ces hommes algériens enrôlés dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie, et la ville a trouvé bon de les rassembler dans un même lotissement, comme par la suite avec les vagues successives d’immigration que la France a connues jusqu’à aujourd’hui. Avec le recul, on se rend bien compte que devant une telle complexité, trouver LA solution idéale, personne n’en était capable.

 

 

La pièce s’intitule 23 rue Couperin, Point de vue d’un pigeon sur l’architecture, pourquoi avoir pris le point de vue d’un pigeon?

J’ai choisi de passer par le regard du pigeon parce qu’il représente une figure pérenne de l’histoire de ce quartier construit sur un ancien pigeonnier pendant la première guerre mondiale. Les extrémités des nouveaux bâtiments ont d’ailleurs été consacrées au réaménagement des pigeonniers détruits.

Le point de vue du pigeon permet aussi une forme de regard idiot, dans le sens philosophique du terme. En utilisant cette subjectivité de point de vue pour traiter tous sujets avec la même valeur, on peut alors avancer que si tel bâtiment s’appelle Couperin il doit y avoir une bonne raison à cela, fomentant le moteur de création de cette œuvre singulière.

 

Comment le compositeur et pianiste flamand Alain Franco a-t-il conçu la partie musicale interprétée par l’Ensemble Ictus?

Je lui ai demandé d’appliquer le même point de vue musicalement. Il a donc arpenté le quartier, questionnant l’architecture de ces "barres" de HLM aux noms de compositeurs renommés. Entre les partitions de ces derniers et ses recherches, Alain a également fait émerger une certaine logique de toute cette aberration. Cette composition constituera la seconde partie du spectacle intitulée La parole est à la musique, qui viendra en écho à la première partie que j’interprète, avant que nous rejoignions dans une dernière partie le comédien Fahmi Guerbâa en épilogue.

 

La pièce débute au moment de la destruction d’un des huit immeubles HLM du Pigeonnier réellement prévue en 2019.

Avant de devenir un voyage initiatique, j’appréhendais ce retour dans ce quartier aux angoissants souvenirs qui m’avaient amené à déployer toute l’énergie que j’avais pour sortir la tête de ce marasme et prendre un nouveau souffle, ailleurs. Je voyais dans cette destruction une manière cavalière de faire table rase de tout un pan de l’histoire véhiculée par ce lieu. Maintenant, c’est aussi un réel signe de changement, même s’il aura mis plus de deux décennies à se mettre en place. La volonté d’y construire des bâtiments de cinq étages au lieu de dix et l’arrivée de l’université aux portes d’Amiens nord, gage d'une nouvelle dynamique dans la région, me permettent de voir l’avenir avec optimisme.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

23 rue Couperin, Point de vue d’un pigeon sur l’architecture, une pièce de Karim Bel Kacem à découvrir au Théâtre Saint-Gervais à Genève du 30 mai au 10 juin 2017.

Renseignements et réservations au +41.22.908.20.00 ou sur le site du théâtre www.saintgervais.ch

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