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Voisard, Ramuz, Echenoz passés par Thierry Romanens

Publié le 09.01.2023

Dans la redécouverte d’écritures d’ici et d’ailleurs en mode rhapsodé voire slamé, le comédien chanteur et conteur Thierry Romanens a de la suite dans les idées, comme en témoigne son tour de piste sur les scènes romandes. Trois de ses spectacles sont représentés du 24 au 27 janvier dans le cadre des Spectacles Onésiens, dans ce qui s'apparente à un état des lieux d'une galaxie en expansion.

Accompagné du trio Format A’3, l’homme imagine une rhapsodie poétique autour de l’œuvre du poète jurassien Alexandre Voisard. Cela s’appelle comme de juste, Voisard, vous avez dit Voisard (le 25 janvier). Car les textes sont parfois d’une bizarrerie fulgurante tout en restant dans la chair du concret, du vécu singulier et universel. Par exemple, cette rencontre inopinée et silencieuse avec une jeune femme lisant dans un train, où infuse le désir inavoué. Rarement écriture aura été aussi sensible, vitale. «Moduler des mots sur ma langue, danser en souplesse autour des phrases m'a en tout cas préservé de la chute et maintenu en vie», entend-on.

Et j’ai crié Aline (le 27 janvier) d'après Ramuz tuile les voix d’un quatuor masculin à une choralité féminine. Communiant avec l’enchantement d’une langue abrupte et simple, le spectacle veille à ne pas dérupiter dans le pathos d’un monde en détresse. Et notre diseur chanteur de faire l’architecture de la tragédie, la commentant non sans légèreté par des adresses au public. Charles-Ferdinand en devient plus proche de nous tant l’artiste retrouve le désir du Vaudois de convoquer «une langue-geste qui continuât à être celle dont on se servait autour de (lui), non de la langue-signe qui était dans les livres.» (Lettre à Bernard Grasset).

A Onex, tout débutera le 24 janvier entre intime et histoire avec Courir, un petit marathon parlé-chanté autour de l’athlète Emil Zátopek d’après le récit de Jean Echenoz. Thierry Romanens y reprend épisodiquement sa guitare électrique pour chanter en tchèque «appris phonétiquement» un blues rock derrière le Rideau de fer. L’histoire rappelle l’occupation allemande du pays, les origines ouvrières et pauvres de l’icône multimédaillée olympique. Sans taire ses démêlés avec un régime liberticide aligné sur l’URSS. Entrevue avec Thierry Romanens.


Au début de Voisard, vous avez dit Voisard, vous dialoguez avec la voix off du poète.

Thierry Romanens: D’emblée, cela m’a plus qu’Alexandre Voisard, rencontré en 2006, soit parmi nous en quelque sorte. J’ai plongé dans son œuvre avec mes gros sabots, la lisant presque en entier. Pour y piocher au hasard tel un novice. Débuter et finir par la vraie voix du poète était une évidence pour des représentations auxquelles il est d’ailleurs systématiquement invité.



L’écrivain évoque le fait de reproduire dans son œuvre «le rythme d’une vie hachée», dont les fondements identitaires remontent à l’enfance.

Si certains écrits retenus peuvent revenir à ces dimensions, c’est bien à mon insu. J’ai dû néanmoins taper juste, Alexandre Voisard m’ayant confié avoir été touché par ma sélection de textes. Deux phrases me paraissent essentielles parmi d’autres. En préambule, je me remémore ainsi de mémoire ces paroles du poète: «Aussi léger qu’un vol de libellule, je ne pensais pas que la vie avait ce poids de gravité qui m’accable.» Et l’autre passage, qui a longtemps fait écho en moi: «Broyer à fond le noir, pour en extraire, et en inventorier tous les gris, toutes les grisailles».

Il y aussi cette quête incessante: «Cherche encore, cherche encore, débusque l’énigme, ce travail d’éternel apprenti», écrit-il à mon souvenir. D’où une grande résonance en moi, une sorte de diapason commun entre l’écrivain et ma position de lecteur se nourrissant de son œuvre.

Il avoue aller vers la musique et le père.

J’ai peut-être réalisé ce qu’il n’est parvenu à accomplir, une rencontre entre Alexandre Voisard et son père par la musique. À ce titre, la musique était une forme de sujet conflictuel avec son père qui le voyait pratiquer un instrument de musique (saxophone, trompette ou piano comme l’évoque l’écrivain en voix off. Mais «si mes pauvres dix doigts avaient su s’accommoder des gammes», ajoute-t-il.

Il se trouve que la musique est l’un de mes outils privilégiés. Mettre ses mots en musique et soutenue par elle, n’était-ce pas pour l’écrivain la bonne manière d’offrir sa poésie au public? Poésie et musique en viennent ainsi à se nourrir, s’enrichir mutuellement.

«Danser en souplesse autour des phrases», comme le dit Voisard, l’avez-vous cherché avec ce spectacle de parlé-chanté ou spoken word?

C’est précisément ce qui me fascine chez les poètes, cette capacité à mettre en mots des sentiments et émotions que je ne sais pas toujours exprimer. Et surtout dont je n’ai même pas conscience. D’où le sentiment profond de danser autour des phrases. Les auteurs dont je m’empare sont ainsi un terreau qui n’a pas fini de mûrir.





Sur cette non-rencontre avec une femme dans un train, un long plan séquence.

Cette situation banale est éminemment jouissive. Il s’agit possiblement d’une forme de gentil fantasme face à une personne dont on ignore tout. Précisément ce qu’évoque Georges Brassens avec Les Passantes disant avec justesse ces femmes rencontrées que l’on ne connaîtra jamais. Et dont on imagine un film complet - «Je veux dédier ce poème/À toutes les femmes qu'on aime/Pendant quelques instants secrets/À celles qu'on connaît à peine/Qu'un destin différent entraîne/Et qu'on ne retrouve jamais...».

L’écriture et le don d’observation de Voisard est ici magnifique. Que l’on songe à la manière de décrire ces petits moments impromptus, «le cahotement du train provoque un balancement du torse où les seins ont toujours un peu de retard.» Tout est dit. Et je ne sais si j’avais pu apercevoir un tel détail.

Si l’on connaît l’écrivain comme poète de la terre jurassienne, de la nature, j’ai laissé une large place aux relations humaines dans mon choix de textes. Il est aussi fascinant dans sa manière de décrire les relations entre les gens.

Aline de Ramuz est un récit de drames et de larmes.

Ce qui m’a passionné? Aborder une histoire éminemment dramatique que l’on n’associe habituellement guère à mes réalisations scéniques. S’engager dans le tragique et la tristesse s’accompagne du mouvement de ne pas sacraliser l’auteur. Pourquoi dès lors ne pas se permettre de prendre du recul? Nous sommes ainsi près d’un siècle après l’écriture d’un roman de jeunesse évoquant des événements d’un poids réel tels l’infanticide et le suicide.

Il me fallait donc rappeler quelle chance nous avons simplement de vivre. Heureux et non condamné à vivre. La communauté semble mieux prendre en charge ces bouleversements dramatiques. Bien que l’actualité des faits de société nous prouve parfois le contraire.

Ramuz fait le portait d’Aline en femme taupe mettant au monde un enfant taupe.

La figure de la taupe se retrouve plusieurs fois dans des ouvrages de Ramuz. On peut y lire ce que la société ne veut pas voir et une image souterraine de mort. Il existe aussi une dimension de livre pour enfants dans ce personnage qui revient et rappelle des règles. J’aime cette image hors de la réalité d’un musicien revêtant une immense tête de taupe pour jouer contrebasse et batterie.

Parlez-nous de la scénographie...

Elle joue sur une vision panoptique, lorsque l’on peut voir partout. Tout est à vue continument dans cette maison qui ne montre que sa charpente en bois. Ce dispositif permet de gagner en profondeur dans un décor et un texte aussi traversé de musiques. De même, la lumière passe partout et l’on a tellement besoin de lumière dans ce récit.

Quant à l’arbre, c’est l’endroit où se déroule nombre de scènes. Il est stylisé dans une idée identique. On voit à l’intérieur avec ces tiges montant vers le ciel. C’est aussi le lieu où Aline se suicide. Il me plaisait de garder cette dimension où la vie peut encore se frayer un chemin, passer et offrir une chance. Il ne s’agissait donc pas de reproduire un village vaudois du début du siècle passé.





Vous avez laissé de l’espace?

Oui. C’est ce que j’ai fait aussi avec le texte de Ramuz, lui donner un espace autre, jouer des silences avec la musique. Et ne pas de cesser de creuser encore et toujours à l’intérieur du récit. Et tout ce qui y bouge, je le garde.

Pourquoi avoir choisi ce «Forrest Gump chez les Soviets» (Le Temps, 05.12.2017) que serait à vous suivre, Courir signé Jean Echenoz?

En sortant de Voisard et mon lien profond avec la poésie que je chéris, il m’est apparu comme une évidence de parler du sport avec le trio Format A’3. Le domaine sportif ne m’est pas familier. Mais c’est bien l’émotion unique, la liesse populaire entourant le vainqueur absolu, le meilleur coureur au monde que procure la pratique sportive qui m’a intrigué. Ce sentiment est proprement incroyable.

Traiter de la course ramène pour moi au souffle qui traverse la poésie. La figure d’Emile Zatopek, son style de course ramène à la souffrance, l’effort et le dépassement de soi propres à la discipline sportive. Le défi? Comment rendre au Théâtre, ces dimensions et expressions, par exemple l’ambiance d’un stade réunissant 100'000 personnes?

Et le côté conte moderne d’après vous?

Il s’agit de la fable improbable d’un homme se mettant à la course par hasard. C’est contre toute attente et en ayant été largement critiqué au début de sa carrière de coureur, cassant les codes habituels de la discipline et de ses entraînements, affichant clairement sa souffrance qu’il devient une icône. Au final, cet athlète renverse tout, bouleversant le monde de l’athlétisme. Sa dimension de Self-Made Man m’a immédiatement séduit.

D’un point de vue historique, la question de l’invasion des troupes soviétiques et du Pacte de Varsovie à Prague en 1968, Cela vaudra à l’ex-héros national, d’être discrédité après avoir affiché son soutien à Alexander Dubček* durant le Printemps de Prague. L’évocation de cette invasion par Jean Echenoz fait que l’on ne s’interroge plus guère sur l’actualité de ce roman. Notamment lors de la présentation en tournée en France de cette création.

Quel est le mouvement principal de votre adaptation?

Je me suis davantage attaché à la carrière sportive de l’athlète tchèque. Ceci en insistant davantage sur l’ascension d’un homme qu’à sa chute. Loin d’être toutefois négligée, elle termine le spectacle, les premières et dernières pages étant strictement celles de l’auteur. C’est la fulgurance d’un parcours qui m’a marquée.

En termes musicaux, il fut particulièrement grisant de voir comment traiter d’une course au plan des motifs. Nous nous sommes efforcés d’aborder les courses sur un mode chaque fois renouvelé tout en tentant d’en préserver l’énergie.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Trois spectacles de et avec Thierry Romanens aux Spectacles Onésiens

Courir, d'après le roman de Jean Echenoz, le 24 janvier
Voisard, vous avez dit Voisard, le 25 janvier
Et j'ai crié Aline, d'après le roman xe Charles-Ferdinand Ramuz, le 27 janvier

Informations, réservations
https://spectacles-onesiens.ch/saison


*Homme politique tchécoslovaque, premier secrétaire du PC tchécoslovaque en 1968-1969 et figure centrale du Printemps de Prague en 1968.