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Proust, du côté de chez Warlikowski

Publié le 05.02.2016

 


Désir amoureux contrarié, jalousies, trahisons, futilités mondaines parsèment la quête de personnages hauts en couleur obsédés par la peur de la vieillesse et de la mort. Ce sont eux Les Français que Krzysztof Warlikowski met en scène dans une fresque contemporaine et politique inspirée des turpitudes de ces barons et duchesses que l’on croise dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. L’entreprise est de taille pour le metteur en scène polonais ayant davantage cherché à se rapprocher de Marcel Proust lui-même, qui fit de cette œuvre sa vie ou de sa vie son œuvre. Jouée par les acteurs polonais dans leur langue, et surtitrée en français, la pièce accueillie par la Comédie de Genève est à voir au Bâtiment des forces motrices du 11 au 13 février.

 

«On a longtemps dit que, si l’Angleterre possédait Shakespeare, l’Allemagne Goethe, l’Italie Dante, la France n’avait personne qui les égalât. Le nombre des travaux qui lui sont consacrés donne à penser qu’elle a maintenant, qu’elle aura demain Marcel Proust», note Jean-Yves Tadié, biographe et spécialiste de Proust, dans son introduction générale de A la recherche du temps perdu qui occupe quelques volumes de La Pléiade. L’œuvre-fleuve du romancier français, le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski y revient après (A)pollonia, récit de vies sacrifiées dans la Pologne de 1944 occupée par les Allemands, et Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams, accueillies déjà par la Comédie de Genève au Bâtiment des forces motrices.

Etudier Marcel Proust, sa vie, son œuvre, c’est rendre la relation entre ces deux mots ironique, puisque l’on suit la destruction d’un homme et la construction d’un livre, la métamorphose d’un homme en roman, et les transformations d’un seul roman, toujours plus autre et toujours plus lui-même», relève Jean-Yves Tadié. C’est peut-être pour cette raison que Warlikowski a cherché le dialogue avec Proust plutôt que la fidèle adaptation théâtrale. D’autres, rares toutefois, s’y sont essayé avant lui à l’écran comme Volker Schlöndorff avec Un amour de Swann ou Raoul Ruiz dans Le Temps retrouvé. Catherine Deneuve y incarnait la sulfureuse Odette de Crécy et John Malkovich le baron de Charlus, vedette de la haute société, homosexuel, misogyne et antisémite, qui apparaît chez Warlikowski sous les traits de Karl Lagerfeld. Luchino Visconti avait écrit un scénario qu’il n’a jamais pu réaliser. Idem pour celui de Joseph Losey et Harold Pinter, à la différence près que Pinter en publia une pièce de théâtre intitulée Le Scénario Proust.

 

Lecteur de Proust

Warlikowski est un avide lecteur de Proust, qu’il découvre à vingt ans. Le français est aussi une langue qu’il maîtrise, et dont il étudie la littérature à Paris, en même temps que les langues étrangères et l’histoire du théâtre à l’Ecole pratique des hautes études, après un cursus de philosophie et d’histoire à l’université Jagellonne à Cracovie. Il étudie aussi la mise en scène à l’Ecole supérieure de théâtre de Cracovie, où il monte ses premiers spectacles. Au début des années 1990, il assistera Peter Brook puis Giorgio Strehler à la mise en scène, et se frottera également au travail de son compatriote Krystian Lupa, dont il est l’élève. Son Hamlet, qui marque l’édition 2001 du Festival d’Avignon, lance sa carrière internationale, parsemée de bon nombre d’œuvres de Shakespeare, mais aussi de textes de Sarah Kane ou Tony Kushner. Il dirige le Nowy Teatr (Théâtre Nouveau) de Varsovie depuis 2008, qu’il a fondé avec un groupe de collaborateurs permanents. A partir de 2009, sans abandonner les grands textes dramatiques, il se met davantage à juxtaposer des fragments littéraires d’auteurs comme Hanna Krall, Jonathan Littell et surtout John Maxwell Coetzee, son auteur fétiche, fil rouge qui traversera successivement (A)pollonia, un succès dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon en 2009, La Fin (2011), les Contes africains d’après Shakespeare (2011), Kabaret Warszawski (2013) et Phèdre(s), sa prochaine création, en mars 2016.

 

 

Antisémitisme et homosexualité

Avec Les Français, Warlikowski prend librement appui sur le texte de Proust en lui donnant des couleurs contemporaines. Il y est surtout question d’antisémitisme à la lumière de l’affaire Dreyfus (1894-1906), dont il convoque ici le fantôme parcourant toute la pièce, d’homosexualité, et de la peur de la mort, trois thèmes qui lui sont chers. Il y greffe aussi un pamphlet politique de Fernando Pessoa, Ultimatum, violente critique des Etats européens écrite en 1917, ou encore La Montagne magique de Thomas Mann, Phèdre de Racine, et le poème Fugue de la mort de Paul Célan.

On y retrouve les grands personnages qui traversent l’œuvre proustienne et la vie mondaine d’une époque, à travers le narrateur-personnage de Marcel, faisant revivre une société et ses clans, celui bourgeois des Verdurin, opposé à celui aristocratique des Guermantes. Le désir amoureux contrarié y côtoie la jalousie, les futilités, les trahisons et autres petites souffrances qui jalonnent la quête de personnages hauts en couleur.

«Névrosé obsessionnel, Proust créa une œuvre qui dépasse de loin les possibles de la littérature, une œuvre inhumaine, dont la beauté naît des tares de l’espèce humaine, décrites et classées à la manière d’un botaniste», résume le dramaturge de la pièce, Piot Gruszczynski, dans ses notes. Et de conclure: «Les Français est un voyage très personnel de Krzysztof Warlikowski et de son équipe. Leur cheminement mérite le nom de trip: une recherche acharnée dans un état de possession totale. Cet état, radicalement différent du quotidien et de sa nullité minutieuse, a toutes les chances de gagner le public.»

 

Cécile Dalla Torre

 

Les Français, Bâtiment des forces motrices (BFM) à Genève les jeudi 11, vendredi 12 et samedi 13 février à 19h00.

Renseignements et réservations au +41(0)22.320.50.01 ou sur le site du théâtre www.comedie.ch

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