Noces ardentes et funèbres

Publié le 05.12.2025

Pour sa mise en scène de «Noces de sang» de Federico Garcia Lorca, à découvrir au Théâtre des Grottes (Genève) du 11 au 21 décembre, Alexandre Païta cherche moins à illustrer l’auteur espagnol qu’à l’ouvrir à cru, comme on ouvrirait un fruit mûr pour en révéler la pulpe.

La pièce de 1933 - tragédie de la passion irrépressible, de l’honneur et du sang - devient, dans sa lecture, une arène dépouillée où chaque geste semble chargé d’une nécessité intérieure.

Fin connaisseur de l’œuvre de Lorca, l’artiste revendique ce théâtre «sans fioritures», où l’interprète est la matière première du drame. Les symboles lorquiens - le couteau, le sang, la lune, la forêt nocturne - ne sont jamais décoratifs. Ils fonctionnent comme des signaux telluriques qui annoncent l’inévitable collision du désir et du destin.

L’homme de théâtre travaille le détail comme d’autres travaillent le paysage, convaincu que le théâtre naît d’une musicalité intérieure et de l’écriture.

Les voix, les corps, l’éclairage sculptent les tensions de Lorca: le feu inassouvi de la Fiancée (Imane El-idrissi), l’entêtement du Fiancé (Yannick Fernandez), l’appel irrépressible de Leonardo, l’amant, - figures que le texte original présente comme emportées par une fatalité quasi mythologique.

La musique, essentielle, agit comme un souffle grave sous la surface, ponctuant les moments où le drame bascule. Dans cette lecture ardente, Noces de sang redevient ce qu’elle est au plus profond: une tragédie de la passion nue, où la liberté d’aimer se paie toujours au prix du sang.

Entretien


De Lorca, on parle souvent d’une trilogie rurale avec Noces de sang, Yerma et La Maison de Bernarda Alba que vous avez montée. Quel regard ces pièces portent-elles sur la condition des femmes et, plus largement, sur le destin humain?

Alexandre Païta : C’est une question essentielle. Ma rencontre avec cet univers remonte à une suggestion de Jean-Pierre Raffaelli, le cofondateur du Théâtre de la Criée à Marseille, avec qui j’ai beaucoup collaboré.

En 2019, je lui ai demandé conseil sur un auteur à travailler. Il m’a répondu: «ll faut absolument que tu t’attaques à Lorca.» Il m’a parlé de la puissance de son écriture, de sa vision de la condition féminine, hier comme aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai commencé, presque à rebours, par monter La Maison de Bernarda Alba puis Yerma - créée également à Lisbonne -, avant de conclure avec Noces de sang. Auparavant, j’avais déjà exploré son univers poétique avec Romancero gitano et Cante Jondo.


Mais encore...

J’ai le sentiment de parler la même langue que lui, une langue charnelle qui exhume des émotions oubliées: la passion, le sang, la douleur pure. Lorca, c’est la poésie et le théâtre à l’état brut. Il a cette phrase magnifique: «J’ai enlevé votre manteau et laissez-moi voir votre sang et vos os se perpétuer dans l’art que j’exerce

Voilà ce qui m’anime: montrer ces émotions nues, sans fioritures. Ces trois pièces tissent un fil rouge autour de la passion féminine inassouvie – qu’elle mène au meurtre, comme dans Noces de sang et Yerma, ou à l’étouffement, comme chez Bernarda Alba. C’est un théâtre de l’émotion brute, du vécu, que le public, je le sens, est avide de retrouver.


Comment interprétez-vous le retour de La Fiancée, seule, après le duel mortel entre son amant et son mari, réclamant la mort comme châtiment?


Il y a effectivement cette réplique: «Mettez mes mains sur le feu, si vous voulez ma tête, elle est frêle, vous pouvez me tuer.» Or pour moi, au-delà des mots, c’est une demande de pardon. Une demande que la Mère (Nuria Chollet) lui refusera, en lui disant: «Tu peux pleurer, mais à la porte.»

Je m’intéresse aux émotions directes, à ce qui ne se réfléchit pas. La Fiancée et Leonardo (Romain Lautard), son amant, ont vécu une histoire ancienne, une passion restée à l’état de braises. Le mariage de convenance ne peut l’éteindre. Ils sont aimantés, inévitablement. La fameuse scène de la passion est là pour le dire.

Ensuite, oui, elle revient. La fin est teintée de religieux, c’est une supplique. Elle assume tout. C’est une forme d’expiation. L’histoire s’arrête pour elle, comme pour la femme de Leonardo.

La pièce se clôt sur cette image extraordinaire des deux femmes à genoux, priant. Le pardon est-il donné? Le texte laisse planer le doute. C’est cette ambiguïté qui est puissante


La Lune, dans la pièce, n’est pas un simple décor. Comment l’avez-vous envisagée?

Aborder la Lune, c’est aborder la Mort. Je l’ai toujours dirigée comme un astre. Elle est féminine, changeante, froide. Elle gouverne le temps, les marées. C’est un personnage sans chaleur humaine. Ses monologues annoncent qu’elle veut tuer, peu lui importe qui. Je l’ai voulue flottante, d’une neutralité glaçante.

La scène de la Lune est un sommet de symbolisme lorchien. Il n’y a pas de décor, ou très peu – pour moi, l’essentiel est l’acteur et ce qu’il porte. Juste deux actrices: la Lune et la Mendiante (ou la Mort) (Julie Joubert).

Elles s’accordent pour éclairer la forêt où les amants vont mourir. J’ai demandé à la comédienne d’être cet être monumental, à la fois effrayant et attirant. Et c’est bien la Mendiante, guidée par la lumière lunaire, qui, selon moi, guide le coup de couteau final.


La langue de Lorca est d’une beauté tellurique. Prenons la dernière réplique de la Fiancée sur le couteau: «poisson sans écailles, sans rivière…»

Toute cette séquence finale est une pure poésie liée à la mort et à la souffrance. Je ne voulais pas d’un théâtre larmoyant, mais d’un théâtre pur, sincère. J’ai demandé à la comédienne qui l’incarne une force intérieure: assumer ses actes avec passion et dignité.

D’ailleurs, pour ce dernier monologue, je lui ai demandé de le dire en espagnol. La beauté du français est immense, mais pour Lorca, la vivacité, la rythmique de l’espagnol sont incomparables.

Je dis toujours aux acteurs et actrices: les mots sont comme des notes de musique. Chaque syllabe doit porter une musicalité, sortir du cœur. C’est cette partition-là que nous cherchons.


Lorca était aussi un musicien. Comment la musique habite-t-elle votre création?

Je suis le fils d’un chef d’orchestre. La musique fait partie intégrante de mon travail. Savoir que Lorca hésita entre le piano et l’écriture, qu’il arrangeait le cante jondo, tout cela résonne en moi.

J’ai collaboré avec le compositeur Clément Barral. La musique n’est pas omniprésente; elle ponctue, elle souligne. Pour la scène de la Lune et de la Mort, je voulais un son très grave, ultra-bas, presque un souffle menaçant. Ce ne sont pas des leitmotivs à la Walt Disney, mais des paysages sonores qui fusionnent avec le texte et l’atmosphère.

À la fin, la Fiancée et la Mère chantent a cappella.

C’est dépouillé, comme une prière. La musique, quand elle est juste, donne une forme d’accès supplémentaire à l’émotion, au sens. Comme l’adagio de Mahler dans Mort à Venise de Visconti.


Vos mises en scène semblent des partitions très précises, chaque geste, chaque silence est chorégraphié.

Le mot clé pour moi est «détail». Le détail dans l’espace, dans l’émotion. Le geste ne doit jamais être gratuit ou vulgaire ; il doit naître d’une nécessité intérieure. Je me souviens d’un exercice où je demandais à un comédien ce qu’il ressentait selon la façon dont je touchais son bras. C’est infime, mais essentiel.

J’aime la manière de travailler de John Cassavetes, ses gros plans qui captent la moindre vibration du visage. Ou Visconti, qui s’emportait contre une accessoiriste pour un fil dépassant d’une robe, sous prétexte que «l’actrice, elle, sait qu’il est là». Tout compte. C’est une liberté contrôlée, une fusion entre l’acteur, le metteur en scène, la musique.

L’ensemble doit respirer d’une même vie.


Vous avez joué Lord Byron dans Adieu au langage de Jean-Luc Godard, prix spécial du jury à Cannes en 2014. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec lui, et de ce que vous gardez de cette expérience?


De l’homme, je garde un souvenir extraordinaire. En 2012, je jouais Le Roi Lear et je devais tourner un court métrage aux Bastions. Nous nous sommes liés artistiquement et humainement. Comme je montais Le Roi Lear, il m’a offert une petite bande d’un essai qu’il avait fait sur Lear. Lors du tournage d’Adieu au langage, Byron est un tout petit rôle, mais l’expérience fut merveilleuse.

Un jour, j’ai dû dire une phrase en anglais. Je ne parle pas bien anglais. Il m’a dit: «Ne t’inquiète pas.» Il a écrit mes répliques sur un panneau noir, et se déplaçait derrière la caméra avec le texte, pour que je puisse le lire en jouant. Une attention délicieuse. C’est un souvenir d’amitié, simple et profond.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Noces de sang
Du 11 au 21 décembre 2025
Théâtre des Grottes, Genève

Compagnie Alexandre Païta

Avec Avec Nuria Chollet, Imane El-Idrissi, Romain Lautard, Tristan Pannatier, Isabelle Lador, Dejan Nikolic, Laurence Francizos, Julie Joubert, Iseni Egzonard, Sylvie Pique, Elena Kalliste

Informations, réservations:
https://compagniealexandrepaita.ch/spectacles/noces-de-sang/