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Les interactions vocales au cœur du travail de Julie Semoroz

Publié le 09.02.2023

Artiste sonore aux vastes champs d’intérêt, Julie Semoroz propose des regards sur l’espace urbain, l’écologie, l’utopie et le vivre ensemble avec une approche anthropologique mêlée à l’art. La voix et les enregistrements de terrain sont des éléments fondateurs de sa recherche.

Les 16 et 17 février prochains, elle sera dans la programmation de Contrechamps pour présenter sa nouvelle œuvre HAI (Human-Animal Interaction). Rencontre.



Vous en êtes à votre troisième projet avec Contrechamps. Comment a commencé votre collaboration avec l’ensemble?

Le premier projet s’appelle Foralgues. Il s’agissait de 50 haut-parleurs et des transducteurs que le public pouvait mettre sur le corps. La composition se basait sur la vibration et la communication inter-espèces, la cognition animale, puisque c’est un sujet sur lequel j’ai beaucoup travaillé depuis 2019, notamment avec des scientifiques du NCCR Evolving Language et du CISA UNIGE comme Didier Grandjean avec qui on a reçu un FNS (Fonds National Suisse).

J’envoyais des sons dans les transducteurs – des sons de baleine, par exemple. Les gens sentaient physiquement le son, mais ils sentaient aussi le son des musiciens. Et comme je jouais live, ils entendaient en acoustique et ressentaient dans le corps ce qu’il se passait. Les musiciens pouvaient donc aussi jouer sur des choses très fines comme des pincements de cordes qui étaient ressentis fortement sur le corps. C’est comme ça qu’on a commencé à travailler avec Contrechamps.

Ensuite, Serge Vuille m’a passé commande pour le projet des « Concerts dans le salon » en 2021. J’ai créé une pièce à partir de vocalisations animales qui ressemblaient à des sons électroniques. La volonté était de laisser les musiciens interpréter ces sons sans savoir de quoi il s’agissait. L’une d’eux a halluciné en découvrant que c’étaient des grenouilles, des oiseaux... elle pensait que les sons étaient électroniques. Il y a énormément de sons dans le monde animal qui ressemblent à de la musique électronique et cela nous étonne car on trouve peu ou pas de ce type de sons en Suisse.



Comment avez-vous abordé la troisième collaboration?

Serge Vuille m’a proposé de faire une composition; il fallait que je dise bien à l’avance ce que je voulais faire. J’ai toujours des milliers d’idées. Pour cette fois j’ai choisi de travailler à l’écriture d’une partition avec des instruments à cordes, la voix, les percussions et l’électronique. Ce sont des instruments que je ne connais pas forcément très bien, mais avec lesquels je me sens plus à l’aise qu’avec des cuivres par exemple.

Il a fallu que je comprenne jusqu’où je pouvais aller, quelles étaient les pratiques possibles, et faire quelque chose qui me ressemble. J’ai dû réfléchir à la manière de créer avec des instrumentistes comme si je faisais de la musique avec mon ordinateur et des pédales d’effets.





D’où est venue l’inspiration pour cette nouvelle création?

Je m’intéresse depuis plusieurs années à la cognition animale et les interactions vocales, mais je dirais que ce qui a fait émerger la composition au-delà des questions techniques, c’est notamment un voyage en Norvège en décembre 2021. J’étais invitée par Jörg Rychen, un physicien de Zurich qui collabore avec le NCCR Evolving Language pour un projet pilote d’interaction de vocalisations «humain-non humain» avec les orques.

On avait un haut-parleur, quatre hydrophones dans l’eau. Il avait des micros et j’ai proposé de venir avec un piezo et des pédales d’effets pour moduler la vocalisation. On partait en expédition 7-8h dans les fjords par moins quinze degrés, avec deux heures voire trois heures d’ensoleillement par jour. On a eu quelques interactions vocales qu’on ne peut pas prouver scientifiquement parce qu’il faudrait créer un protocole scientifique. C’est pour cela que le projet n’était qu’au stade pilote.

Cette expédition a été forte et riche. Cela m’a permis de me poser une multitude de questions sur le langage et la communication inter-espèces, allant de questions purement éthiques à des questions philosophiques ou de composition musicale.

Est-ce qu’on peut s’attendre à retrouver des sons issus du monde du vivant?

Dans cette pièce, il n’y a pas de sons de baleines ou d’orques, pas de field recording. Je n’ai pas envie de trop en dévoiler pour laisser la surprise, mais je travaille beaucoup avec des piezos sur les cordes vocales, je transmets ma pratique à Borbála Szuromi qui sera être une des interprètes. Elle travaille certains types de sons qui donnent une impression très physique : très aigus et très éthérés, ou très intenses comme un vrombissement sous-marin.





Cette pièce vise donc à reproduire un langage animal avec la voix et les instruments?

Ce n’est pas une reproduction du langage animal, je m’en suis seulement inspirée. Je n’ai pas essayé de reproduire exactement ce que font les animaux, parce que les animaux ont tous des langages différents et très complexes. Rien que chez les orques, il y a dix espèces différentes. C’est comme si je voulais reproduire le langage humain alors qu’il existe des centaines de langues. Ce serait absurde.

Ce qui m’intéresse, c’est le questionnement du langage hors de la syntaxe, les silences, les espaces, les répétitions. Dans le monde animal, il existe beaucoup de répétitions avec des intervalles où le silence est assez important. Ces répétitions ne sont pas mécaniques, elles se décalent en permanence, comme des battements de cœur : ils sont presque identiques, mais pas entièrement.

Je crois que c’est un peu dans cette idée que je compose déjà, et là, j’essaie d’aller encore un peu plus vers cette idée.

Quelle est la part d’improvisation dans cette œuvre?

Quelques-unes de mes pièces peuvent être qualifiées de musique improvisée, mais j’ai toujours certaines indications, ce n’est jamais entièrement improvisé. La plupart de mes compositions sont entièrement écrites, et c’est aussi le cas de celle-ci. Ce n’est pas une partition au sens traditionnel du terme avec des portées, une clé de fa ou de sol...c’est une partition écrite avec du texte et des indications techniques précises. J’évolue plutôt dans la musique expérimentale, et j’ai dû me demander comment partager mon travail, comment transmettre par écrit avec des musiciens classiques. Dessins, graphiques... j’ai finalement opté pour du texte en m’inspirant d’autres compositeurs et compositrices.

Propos recueillis par Sébastien Cayet


Kontakte

Les 16 et 17 février aux 6 Toits, Genève

Concert d'abonnement de l'Ensemble Contrechamps

Programme:
Julie Semoroz, HAI (Human-Animal Interaction) (création) pour deux voix et ensemble

Matteo Gualandi, Nouvelle œuvre (création) pour voix et ensemble

Karlheinz Stockhausen, Kontakte (1958-1960) pour piano, percussion et bande


Informations, réservations:
https://www.contrechamps.ch/fr/saison/kontakte