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Le toucher masculin doux, cet inconnu

Publié le 20.09.2022

Se mettre en relation entre hommes par le toucher platonique est ce quasi-tabou social abordé dans Touch Isolation, à l’affiche de La Comédie du 21 au 24 septembre. Pour ce spectacle de danse documentaire, qui n’a que peu de rapports avec les «gestes barrières» instaurés sous pandémie, le chorégraphe Chris Leuenberger et le metteur en scène Marcel Schwald sont partis sur les traces des écrits de l’Américain Mark Greene évoquant une forme d’isolement tactile chez des hommes peu portés aux mises en contact non sexués.

D’où l’envie d’élargir les regards sur des masculinités misant sur la bienveillance et la présence à l’autre. Que l’on ne s’y trompe pas, le champ exploré n'est pas celui des caresses pour faire monter la sève du désir de corps qui s’enfièvrent. Mais celui du sensible de l’échange sensoriel soft non connoté, librement et mutuellement accueilli entre les êtres. Au cœur d’une scénographie épurée, quatre interprètes et un musicien tentent de s’émanciper des comportements et attitudes assignés aux hommes dès leur plus jeune âge.

Ensemble, ils refigurent entre extension et relâchement des gestes iconiques dérivés de l’univers sportif ou du simple fait de fendre une bûche. La reprise de ces motifs gestuels les amplifie et les décale vers une autre perception du corps masculin, de son expression et espace. Dialogue avec les artistes Marcel Schwald et Chris Leuenberger.


Pour Ef_femininity (2018), vous avez recueilli des récits de vie pour penser et vivre autrement la féminité. Touch Isolation le fait pour la masculinité.

Marcel Schwald: Lors de la tournée de Ef_feminity, l’une des danseuses indiennes nous a remis l’essai de Mark Greene, Touch Isolation: How Homophobia Has Robbed All Men Of Touch (Isolation du toucher: Comment l'homophobie a privé tous les hommes du toucher). Il porte sur cette question liant la masculinité au toucher entre hommes. Sa lecture fut une source d’étonnement tout en posant des constats évidents et pertinents. Il nous a semblé parfait pour en faire un spectacle de danse documentaire. De fait, cette articulation entre masculinité et toucher est une situation quotidienne révélant des peurs masculines enfouies. Et les codes développés par les hommes afin d’éviter de se toucher mutuellement.

Chris Leuenberger: Nous nous sommes profondément reconnus dans cette thématique qui est au cœur de nos autobiographies et vécus, Qui n’a pas connu à l’enfance, à l’adolescence ou à l’âge adulte, le toucher entre hommes comme sujet d’inquiétudes, débats et controverses? Travaillant toujours avec les récits de vie et vécus des interprètes, nous y avons trouvé beaucoup de richesses et de potentialités.



Le toucher entre hommes est rattaché au sport notamment.

Marcel Schwald: Oui. Dès l’origine du projet, il y eut une interrogation de l’expérience faite du toucher chez les protagonistes du spectacle. Un passage de l’essai signé Mark Greene aborde la question des sports collectifs dès la puberté. Ils correspondent à une manifestation agressive du toucher entre personnes du genre masculin. L’un des interprètes nous a indiqué n’avoir jamais pu développer une forme de toucher doux alors que sa variante agressive était prépondérante dans sa vie. Cette forme de mise en contact revenait pour lui à un effondrement qu’il ne pouvait gérer. Même si l’on ne retrouve que peu d’éléments biographiques me concernant dans la pièce, j’ai souvent évité ces sports d’équipes hyper masculins.

Chris Leuenberger: Nous avons aussi lu Why Does Patriachy Persist? de Carol Gilligan et Naomi Snider - selon les auteures, le patriarcat persiste, remplissant une fonction psychologique, nous protégeant de la vulnérabilité de l’amour au profit des rapports de force, et se muant en bouclier contre la perte, ndr. La sociologue et écrivaine Carol Gilligan constate que dans la première partie de leur enfance, les petits garçons ont un grand potentiel favorisant l’empathie et le fait de nouer des relations profondes et l’intelligence émotionnelles. Ensuite avec la socialisation à l’école et le jeu avec des enfants plus âgés, il se trouvent obligés de désapprendre ces qualités premières pour se positionner socialement comme des garçons durs.





Et concrètement sur scène…

Marcel Schwald: Lorsque nous citons ce toucher agressif dans la pièce, nous reprenons des danses sociales et des forme chorégraphiques liées à la jeunesse (street dance, break dance…). Ces styles de danse, existant entre les hommes notamment, ont fait partie de tout le travail préparatoire en répétition de Touch Isolation.

Ainsi la battle en danse hip hop reprend des rituels mêlant combats stylisés et gestes de défis. De fait les interprètes de ces danses semblent presque se battre et se toucher entre eux. Ces gestes visant à s’impressionner mutuellement aussi dans le domaine sportif sont donc présents au début de la pièce. Dans la tentative de transposer au plateau les idées de tendresse et douceur sont aussi abordées par le mouvement dans cette création.

Vous êtes notamment partis de gestes quotidiens masculins, pour les mettre en boucle et les transformer.

Chris Leuenberger: Oui. Au plan chorégraphique, nous nous sommes intéressés à des gestes et mouvements masculins archaïques et stéréotypés. Pour adresser au public la problématique de l’isolement tactile masculin (Touch Isolation), il était nécessaire de dévoiler les clichés et les positions de pouvoir, des privilèges et de la violence des hommes. Ceci à travers ces mouvements répétitifs.

À cet effet, j’utilise une méthode de travail que j’appelle Morphing. Des séquences courtes de mouvements se répètent. Lentement et graduellement, elles se transforment. Il y a ainsi des mouvements explicites: une séquence de baseball ou le lasso du cow-boy. Entre ces images et immédiatement reconnaissables, il existe des mouvements plus ambigus et moins lisibles, voire floues.

Nous nous sommes beaucoup attachés à ces états intermédiaires dont témoignent des hommes. Ainsi la honte, la vulnérabilité, la gêne qui ne se traduisent par des gestes affirmés et fort. Il existe aussi tout un travail sur le ralenti (slow motion) entre deux danseurs à la fin de la pièce qui favorise l’émotion et l’acceptation des personnes telles qu’elles sont tout en préservant une ouverture à l’inattendu.





Au plateau, il y a une Manbox.

Marcel Schwald: Ces épisodes se déroulent au centre d’un cube placé sur scène, la Manbox. Dans ce dernier, se développe la construction d’une autre image du masculin face aux comportements gestuels spécifiques attendus et exigés des hommes.

Sur scène, nous construisons la Manbox qui représente le cadre et les limites d’attitudes convenues attendues des hommes et qui doivent s’y tenir. On y retrouve ainsi des hommes faisant des blagues. partageant une bière. Ou changeant de vêtements tout en adoptant des poses. Nous y développons ce Morphing chorégraphiques entrecoupés de passages traduisant malaises, fragilités et doutes. C’est à l’intérieur et autour de cette Manbox que nous déconstruisons ces poses typiques de la masculinité. Non sans un certain humour décalé. La perception sensorielle et le partage de la fragilité sont aussi favorisés par le fait que le public est disposé sur trois côtés autour de la scène.

Vous travaillez avec un musicien.

Marcel Schwald: C’est la première fois que nous avons la présence live sur scène d’un multiinstrumentiste (contrebasse, guitare, batterie, flûte…). Très expérimenté dans les compositions pour performances scéniques, cinéma, théâtre, et art vidéo, le musicien, compositeur et concepteur sonore suisse, Thomas Jeker, a accompagné tout le processus de création y compris dans les échanges sur la masculinité.

Comme il superpose les partitions des instruments, il forme un groupe (band) à lui tout seul. Il a créé un paysage sonore et un espace profond développé avec les corps en mouvement et les récits proposés. Si le musicien entre d’abord sur scène pour un duo instrumental et dansé, tous les danseurs utilisent la batterie à tour de rôles au fil du spectacle.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Touch Isolation
Du 21 au 24 septembre à La Comédie

Marcel Schwald, mise en scène
Chris Leuenberger, chorégraphie

Avec André Chapatte, Andy Santana, Brandon Woods, Chris Leuenberger Et avec Thomas Jeker (musicien).

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/touch-isolation