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Le génie de Suzette

Publié le 28.09.2016

 


Suzette est née une bosse sur le front, sans doute la bosse du génie pensent ses parents. Mais qu’adviendra-t-il d’elle? Quelle personne sera-t-elle devenue à ses 20 ans? L’auteur Fabrice Melquiot met en avant la question du génie dans Suzette, la création d’ouverture de la saison du Théâtre Am Stram Gram à Genève qu’il dirige depuis 2012. Du 27 septembre au 18 octobre, musique pop-rock, vidéo et dessins en direct rétroprojetés s’allient dans l’espace du théâtre où scène et salle se confondent au service du sens et de la poésie. Rencontre avec l’un des auteurs de théâtre contemporain les plus joués et les plus traduits à l’étranger, qui a reçu le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre en 2008.

 

Auteur de nombreuses pièces de théâtre, comment procédez-vous lorsque vous en abordez également la mise en scène?

Suzette fait partie d’un projet de grande envergure que j’ai imaginé sur deux ans. Je voulais pouvoir prendre du temps tout au long de son élaboration, avec les acteurs comme avec les jeunes qui fréquentent les ateliers du théâtre.

J’ai pris le pari de faire intervenir les deux plasticiens (le live-painter Louis Lavedan et le vidéaste Gabriel Bonnefoy) et les trois musiciens (les guitaristes Simon Aeschimann (Brico Jardin) et Vincent Hänni (The Young Gods), le batteur Alain Frey (Elvett)), au même titre que les deux acteurs (Nicolas Rossier et Emmanuelle Destremau, également chanteuse du groupe Ruppert Pupkin) au plateau; un processus à part pour lequel beaucoup de temps était nécessaire afin que musique, jeu, images projetées et sons soient coordonnés.

Lors de la saison 14-15, nous avons organisé les premières rencontres autour des chansons qui s’insèrent dans le spectacle, dont la composition a entièrement été créée par les musiciens d’après mes textes. Un second work in progress avec le texte s’est élaboré en plateau avec tous les artistes qui participent à ce projet. Même si le texte est majoritairement écrit avant les répétitions, dans la première partie du spectacle, les acteurs qui ont gardé leurs vrais prénoms échangent des souvenirs d’enfance autour de cette phrase de Baudelaire «Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté»; le fruit d’un travail d’écriture sur les souvenirs des artistes eux-mêmes, notamment de la comédienne Emmanuelle Destremau. L’élaboration de la scénographie et le choix des costumes résultent également d’une consultation commune. Le texte a trouvé sa forme finale au tout début des répétitions, en 10 jours.

 

Quand avez-vous fait le choix d’écrire plus spécialement pour la jeunesse?

Cette envie a pris racine lors de ma rencontre avec l’auteure Brigitte Smadja, directrice de la Collection Théâtre à L’Ecole des Loisirs, une maison d’édition pour la jeunesse qui édita mes deux premiers textes pour enfants en 1998 (NDLR: Grand Prix Paul Gilson de la Communauté des radios publiques de langue française et, à Bratislava, le Prix européen de la meilleure œuvre radiophonique pour adolescents). D’écrits dits "jeune public", elle préfère parler de textes frontières susceptibles d’intéresser plusieurs publics. A travers nos dialogues, j’ai réellement pris conscience des enjeux propres à l’écriture "français-jeunesse", par laquelle atteindre les enfants et les adolescents. Avec toutes les possibilités de rencontres, de transmission et d’échange que la littérature permet d’entrevoir avec les jeunes spectateurs, j’ai eu envie que mon chemin de théâtre puisse aussi proposer des rendez-vous réguliers avec ces derniers, car l’enfance et la jeunesse sont un espace-temps à explorer pour le traduire en formes, une source de mémoire et d’imaginaire, un enjeu artistique, culturel et politique majeur.

 

 

A travers Suzette vous abordez les thèmes de l’autonomie, de l’identité, de la course à la performance, de la singularité. A quel point vous inspirez-vous d’ouvrages sociologiques ou psychologiques?

Quel que soit le sujet dont on s’empare au théâtre, il paraît nécessaire que le spectre de nos lectures soit le plus ouvert possible. L’écriture d’un texte commence toujours pour moi par un acte de lecture. Pas nécessairement un livre à la main, car la manière dont on peut lire un ou plusieurs corps dans un espace quotidien par exemple peut enraciner un texte, mais il sera toujours suivi de lectures. La presse peut aussi donner des pistes de départ, par exemple l’un des articles partagés sur les murs de l’ascenseur du théâtre faisait état de l’obsession de beaucoup de parents à contourner les situations d’échec de leurs enfants en les déclarant à Haut Potentiel Intellectuel, mettant en exergue les projections illusoires des adultes sur leur progéniture. Et l’un des enjeux du théâtre est précisément, en traversant un monde d’artifices, de sortir de la représentation quelques illusions en moins pour mieux appréhender le réel.

 

On suit Suzette de sa naissance à ses 20 ans entourée de ses parents. Pensez-vous que les enfants ont besoin aujourd’hui plus qu’hier d’être accompagnés par leurs parents, même au-delà de la majorité?

C’est ce que nous constatons sociologiquement et à cela il y a plein de raisons. Il est évident que nous sommes dans un présent très instable. L’est-il plus qu’avant? Je ne me risquerais pas à répondre trop hâtivement. Le fait est que les adolescents semblent de plus en plus démunis, inquiétés, déstabilisés ou angoissés même parfois à la porte du monde adulte. Ce que nous essayons de transmettre dans les ateliers de pratique artistique, c’est la question de l’identité poétique de chacun. Sans une identité poétique forte, individuelle, je pense que nous sommes moins armés face au vivant et à ses perspectives de vie. De nos jours il y a un très grand déficit d’intérêt pour la poésie et ce qu’elle véhicule. Le terme a été ringardisé, empoussiéré, rendu comme ultra-accessoire, alors que j’aurai tendance à croire que c’est le cœur des choses, au moins autant que la nécessité de travailler pour répondre à nos besoins primaires. La poésie au sens large, comme la définit le poète Eugène Guillevic, est "autre chose", une autre manière d’appréhender le réel, offrant spontanément d’autres perspectives et d’autres horizons.

Il semble aujourd’hui que nous n’ayons plus la force ni la disponibilité en tant que parents pour prendre le temps de proposer cette autre vision et je suis heureux que des lieux comme Am Stram Gram soient là pour prendre le relais à travers les spectacles, mais également au-delà. En venant enrichir nos propos à travers des dispositifs et des démarches comme des rencontres avec les artistes, des répétitions ouvertes et des ateliers, nous procurons aux jeunes des espaces où ils peuvent s’exprimer, leur allouant une place d’acteur au sens large du terme.

 

 

Que penser du dénigrement des filières d’apprentissage aujourd’hui?

La Suisse valorise beaucoup plus l’apprentissage que d’autres pays comme la France par exemple. On sent que quelque chose est en train d’évoluer dans les mentalités, ne serait-ce que par tous ces cas d’étudiants achevant leur cycle d’études bardés de diplômes et ne trouvant pas de travail sur le marché de l’emploi. Nécessairement ça fait réfléchir. Quantité de métiers sont à valoriser et peut-être que la façon d’appréhender certains métiers reste à inventer pour être davantage en phase avec la manière dont le monde évolue constamment et rapidement.

Le spectacle n’y fait pas directement référence, mais ce que l’élève Suzette, qui n’est pas une bonne élève du tout, transmet en creux, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule voie pour se faire une place dans notre société, car comme dit Albert Einstein: «Tout le monde est un génie. Mais si on juge un poisson sur sa capacité à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide.»

 

Pour la première fois vous faites intervenir un live painter, Louis Lavedan, et vous retrouvez le vidéaste Gabriel Bonnefoy qui avait travaillé l’an dernier sur la pièce Jean-Luc, élaborée autour du cinéma de Jean-Luc Godard. Pensez-vous qu’il faut rivaliser avec le monde de la 3D cinématographique pour intéresser les plus jeunes à l’art théâtral aujourd’hui?

Désarmant ou rassurant, c’est peut-être le point de vue du cinéma. Le travail de Gabriel Bonnefoy m’avait épaté la saison dernière. Le geste du cinéaste est cependant très différent dans Suzette puisqu’il forme un vrai binôme avec Louis Lavedan. Leurs outils plastiques extrêmement sophistiqués sont pourtant de l’ordre de l’artisanat du peintre, nous pourrions les faire breveter (rires). Depuis plus de 30 ans toutes les techniques modernes appliquées à la scène offrent un partenariat précieux qui contribue à l’énoncé du sens au service de la poésie. Dans ce spectacle, la vidéo et le dessin sont totalement imbriqués et finissent par ne former qu’un seul langage en plateau.

A travers les répétitions ouvertes au public, nous avons constaté que les enfants ne s’intéressaient pas qu’aux spectaculaires effets visuels de la pièce, mais aussi simplement à la force du vivant, cette présence des acteurs sur scène et leur capacité à raconter des histoires avec leurs artifices rudimentaires.

La saison propose 20 rendez-vous de formes très variées, faisant appel à d’autres disciplines comme l’art circassien ou la danse par exemple, offrant situations et sentiments qui font la force de construction de l’enfant, et ces principes d’identification propre au théâtre continuent de produire de l’intérêt, voire de la fascination. Ça marche encore.

 

Propos reccueillis par Alexandra Budde

 

Suzette, un spectacle de Fabrice Melquiot à voir en famille au Théâtre Am Stram Gram du 27 septembre au 18 octobre 2016.

Renseignements et réservations au +41.22.735.79.24 ou sur le site www.amstramgram.ch

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