(Il est trop tard pour) La Cerisaie

Publié le 07.12.2023

Jusqu’au 16 décembre le KnAM Théâtre promet la lumière aux spectatrices et spectateurs de La Comédie. Ou tout au moins de chercher et de chérir la Lumière, avec un spectacle, Nous ne sommes plus… dans lequel l’exil apparaît davantage comme le thème central.

Il faut savoir qu’après vingt ans de théâtre documentaire, la Cie KnAM Théâtre a quitté Komsomolsk-sur-Amour, dans l’Extrême-Orient russe, pour se réfugier en France, à Lyon. La liberté d’expression n’étant plus que très sélectivement protégée en Russie, les membres de la compagnie se sont réfugiés dans la capitale des Gaules, plutôt que de finir dans la fosse avec les ours.

Des exilés, ils en ont rencontrés bien d’autres depuis leur arrivée en France l’année dernière, et leurs témoignages ont nourri un spectacle où il sera question d’une valise de 23 kilos à préparer très vite avant de partir sans espoir de retour, mais aussi de Tcheckhov, et donc de Lumière. Rencontre avec  la metteure en scène Tatiana Frolova pour y voir un peu plus clair.



Beaucoup de pièces de théâtre parlent d’exil. Comment cela se passe-t-il lorsqu’il n’est plus question de mettre en scène un texte classique, mais qu’il s’agit de soi-même, de son propre exil?

Tatiana Frolova. Ce que je ressens, c’est qu’il nous arrive ce qu’ont connu nos ancêtres avant nous. C’est étrange de réaliser cela. Nous n’avions pas imaginé que nous allions nous aussi, avoir le même destin.

Dans votre cas, comment cela s’est-il passé?

Dès le début de la guerre contre l’Ukraine (le 24 février 2022, n.d.l.r.), nous avons décidé de quitter le pays et nous avons fermé notre théâtre KnAM à Komsomolsk-sur-l’Amour (en Sibérie Orientale) à l’été 2022. Je suis arrivée en mars 2022 à Lyon, où j’ai beaucoup d’amis. Le festival Sens Interdits nous a accueilli pendant 10 ans. Et le Théâtre des Célestins nous a même payé les billets d’avion pour venir.

Et quand il s’agit d’évoquer cet exil dans un spectacle?

Nous pratiquons le théâtre documentaire. Comme d’habitude, nous avons commencé par ramasser des tas de petits morceaux de réalité, des témoignages et des interviews de mes amis, des expériences de tiers. A Lyon nous avons travaillé pendant 8 semaines avec des migrants. C’était une grande expérience pour moi.

Beaucoup de gens viennent en France pour survivre. 
Tout comme nous! Découvrir que nous n’étions qu’une petite goutte au milieu du malheur du monde, qu’une partie de celles et ceux qui rejoignent cet îlot de liberté qu’est la France, m’a donné une immense force.

Comment s’organise un spectacle à partir de petits morceaux

… Des idées viennent. Pendant les répétitions cet été, j’ai assez vite compris que nous devions tirer parti du quatrième acte de La Cerisaie, de Tchekhov (la fête et les adieux à la Cerisaie, ndlr). Et au début du spectacle, vous verrez que quand nous prononçons les mots de Tchekhov ce sont nos mots. Ils viennent vraiment de notre cœur, de notre moi.

Un fil rouge plus évident de ce spectacle est une valise qui pèse 23 kilos. La limite de ce nous prouvions prendre avec nous dans l’avion. Tu dois mettre ta vie, tout ce qui est important pour toi dans cette valise sans dépasser 23 kilos. C’est sur cette base que le spectacle est construit.

Vous avez aussi recours à des objets symboliques?

Oui, par exemple le châle de ma grand-mère. Elle l’avait reçu comme salaire pour le travail d’esclave qu’elle avait au kolkhoze, et elle me l’a transmis il y a 20 ans. Ce châle est terrible: il représente l’esclavagisme et l’absence de valeur accordée à l’individu.


Quand j’ai rempli ma valise avant de partir de chez moi, j’ai été frappée par le fait que la faucille et le marteau étaient très présents sur les objets, les vêtements. Ce symbole soviétique était entrée dans la tête de ma mère, de ma grand-mère. Pendant quatre générations, l’URSS a comme irradié les populations dès leur naissance. Le résultat est que nous ne savons pas aimer, exprimer nos sentiments, nouer des relations d’amitiés.
Mais nous sommes agressifs, et nous avons, comme les ours, de grandes dents!

Avez-vous changé votre manière de procéder par rapport aux spectacles que vous conceviez en Russie?

Le théâtre KnAM a été créé en 1985. Pendant 15 ans, nous nous sommes intéressés à la manière dont le monde intérieur agit sur le public. C’est à partir des années 2000 que nous avons commencé à monter nos spectacles de théâtre documentaire. À chaque fois cela fait surgir des choses nouvelles et tu ne sais jamais où cela va mener. Tu récoltes de nombreux témoignages et ce qui est intéressant c’est que, tu sais vite ce qui te touche ou pas, ce que tu vas conserver.


Le spectacle que nous allons découvrir à La Comédie de Genève est-il plus politique que vos précédentes créations?

Au contraire, c’est un spectacle très léger! Ce n’est pas dramatique. Les gens qui le voient remarquent que tout est très codifié, ce n’est qu’à la fin que chacun peut réaliser ce qui lie les différents éléments présentés entre eux.

Donc pas des larmes de sang qui coulent sous la porte de la salle?

Non, pas dramatique! Aussi parce que nous ne voulions pas nous présenter en victimes et pleurer en disant: «nous avons quitté notre terre!». Nous n’avons pas besoin de ça.

Alors, qu’est-ce qui vous a guidé dans cette création?

Nous avons voulu étudier la lumière qui est en chacun. Il y a cette phrase qui dit que dieu a créé l’homme: qu’avec la terre, il a fait le corps, avec les pierres les os, avec la mer le sang, et que de la lumière est sorti la lumière. Chacun.e de nous porte cette lumière en soi et nous la cherchons sans cesse. Au début du spectacle nous demandons aux spectateurs.trices d’allumer la lumière de leur portable, et chacune apparaîtra sur un écran.

C’est cette lumière qui permet de vaincre les ténèbres, qui peuvent elles-aussi avancer, à la même vitesse que la lumière, à 300’000 kilomètres par seconde. Ce n’est pas un spectacle politisé, c’est un spectacle plein d’espoir.

Pour tout dire, c’est la première fois que nous créons une pièce dans des conditions aussi douces! Vous ne pouvez pas réaliser la valeur que cela a pour nous!


Vous voulez dire qu’à Komsomolsk-sur-Amour les conditions étaient très difficiles?

Cela faisait deux ans que nous ne pouvions plus travailler et montrer nos spectacle au public, ou à en faire la promotion. Nous avons quand même continué à jouer devant un cercle étroit d’amis – 7- 8 personnes dans un lieu qui pouvait en accueillir 26. Pas plus de gens, car nous savions que n’importe quelle dénonciation pouvait nous conduire directement en prison.

Des proches nous ont mis en garde sur le fait que le pouvoir avait déjà préparé un dossier contre nous pour extrémisme et qu’il pouvait à tout moment agir. La situation était d’autant plus terrifiante que dans tous nos spectacles nous dénoncions la torture dans les prisons. Là-bas, ils ont parfaitement appris comment tuer et briser une personne. Je craignais d’être brisée en un éclair de seconde.

Et en ce qui concerne Nous ne sommes plus…, à quoi le public doit-il se préparer?

Le mieux est de venir sans attentes. Car vous allez voir, il me semble, quelque chose que vous n’avez jamais vu et dont vous n’avez jamais fait l’expérience. C’est je crois un très beau spectacle: nous avons eu la possibilité de beaucoup travailler avec la lumière, avec le son.

Vous entendrez même les gouttes de la glace qui fond...

Propos recueillis par Agathe Duparc et Vincent Borcard


Nous ne sommmes plus...
Du 7 au 16 décembre à La Comédie de Genève

Tatiana Frolova - KnAM Théâtre
Avec Dmitrii Bocharov, Vladimir Dmitriev, German Iakovenko, Liudmila Smirnova, Irina Chernousova, Bleuenn Isambard

Spectacle en russe surtitré en français

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/nous-ne-sommes-plus