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Histoires de chœurs

Publié le 12.10.2024

Avec La Clémence de Titus au Grand Théâtre de Genève (GTG), du 16 au 29 octobre, le metteur en scène bernois Milo Rau offre une vision fidèle à son théâtre de témoignages en prise avec l’histoire de l’ultime opéra de Mozart.

En transposant le livret de Titus dans un cadre apocalyptique marqué par plusieurs éruptions du Vésuve dans la seconde moitié du 18e siècle, le metteur en scène bernois questionne les rapports de pouvoir. L'élite artistique nourrit ici son art des souffrances du peuple.

Avec sa scénographie, Anton Lukas fait miroiter l'art et la politique sur fond de tensions révolutionnaires. D’un côté, le décor d’un Musée d’art, où l’Empereur Titus en artiste contemporain écoule ses œuvres peintes. De l’autre, une sorte de favela ou de bidonville traversé par la violence et les exactions.

La complicité entre l’art et le pouvoir se traduit aussi par le slogan projeté en allemand, L’Art, c’est le pouvoir.

Dans La Clémence de Titus, le chœur symbolise une force spectatrice tandis que Titus a décidé faire jouer cet opéra pour le vernissage de son exposition. Pour Justice, opéra créé cette année au GTG et mis en scène par Milo Rau, le chœur peut incarner plus directement la souffrance d'une humanité brisée par les injustices minières au Congo.

Dans ces deux œuvres, le chœur est utilisé pour confronter l’élite au poids des révolutions et des violences qu’elle préfère ignorer, tout en laissant l’espace à l’expression de voix marginales et au biopic des interprètes, chanteurs et chanteuses notamment. L’opéra débute ainsi par le rituel humaniste d’un cœur retiré par deux femmes chamanes à un Genevois ayant posé le tapis rouge de l’institution lyrique genevoise.

Avec une distribution de haute volée, dont le ténor suisse Bernard Richter en Titus, Milo Rau offre une critique subtile de l’engagement artistique.

Portée par l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de la baguette mozartienne de Tomáš Netopil, cette production allie la richesse du texte mozartien à une mise en scène contemporaine et politique transformant en une réflexion sur l’engagement et le rôle de l’art dans le monde actuel, sans trahir l’esprit de l’œuvre.

Entretien avec Milo Rau.



Qu’est-ce qui relie vos mises en scènes au Grand Théâtre de Genève de La Clémence de Titus (présentée en streaming en 2021 sous Covid) et celle de Justice, en janvier dernier?

Milo Rau: Je pense qu’il existe dans mon travail, depuis ses débuts, un réel intérêt pour le monde actuel*. Il se manifeste profondément au fil des mises en scène de ces deux pièces.

Pour l’opéra contemporain Justice**, il s’agissait de réaliser une création témoignant et parlant de la situation actuelle en RDC. En partant cette fois d’une œuvre du répertoire, j’actualise l’opéra de Mozart à travers les histoires des gens de Genève qui y sont incluses.

Le peuple est ainsi représenté par les Genevois issus de nombre de coins du monde. J’imagine qu’il y a aussi des parallèles dans la forme scénique, l’utilisation de la vidéo live au plateau et la dimension tant émotionnelle que parfois narrative de la musique. Mais c’est évidemment toujours de l’extérieur que l’on voit mieux ces passerelles qu’à l’intérieur de ces réalisations scéniques.



Que représente pour vous la choralité?

Pour la création d’Antigone in Amazonia, j’ai travaillé sur un chœur de citoyens et d’activistes du Mouvement des sans-terre (MST) en lutte pour une répartition plus équitable des terres agricoles au Brésil. À mes yeux, le chœur est bien le premier personnage du théâtre.

Si dans l’œuvre d’Eschyle, l’on relève le personnage collectif incarné par le chœur, il peut s’individualiser par la suite avec un théâtre psychologique né avec Euripide et Sophocle notamment. Au sein de la musique chrétienne, l’importance du chœur perdure tout en faisant son retour au sein de la musique moderne et dans une moindre mesure au cœur la musique post-moderne.

À cet égard, retrouver le chœur du tragique dans la musique moderne me semble essentiel.

Mais encore...

C’est un mouvement choral que j’essaye de traduire. En témoigne également mon film, Le Nouvel Évangile*** tourné à Matera au Sud de l’Italie avec l'activiste politique Yvan Sagnet dans le rôle de Jésus.

Comme Pier Paolo Pasolini l’a fait pour son cinéma, cette réalisation cherche à souligner et mettre en lumière le rôle de ceux qui écoutent. Si Jésus est très présent, une large place est aussi faite aux corps des croyants et des non-croyants.

Au chapitre de la place du chœur au sein de l’histoire de l’opéra, je songe en particulier à Intolleranza 1960 **** d’un compositeur italien très engagé socialement et politiquement, Luigi Nono. Il raconte le périple d'un travailleur émigré vers sa terre natale face au rejet et à l’arbitraire politique.

Je réaliserai prochainement la mise en scène de cette œuvre qui est si caractéristique et emblématique de la tentative contemporaine de retrouver l’art du chœur.





Vous semblez singulier dans votre approche du chœur...

Oui. Différemment à certains metteurs en scène, je n’ai pas convoqué et utilisé le peuple pour le chœur dans ma mise en scène de La Clémence de Titus. À mon sens, il est essentiel de comprendre qui est vraiment partie du chœur. Or le chœur du Grand Théâtre est bien le chœur de cette institution qui existe en tant que tel.

Dans Justice, si j’ai souhaité que le chœur du Grand Théâtre prenne et relaye la voix du peuple congolais, c’est comme s’il prenait la voix d’un chœur de Bach ou d’un chœur tragique. Ce chœur, je ne l’ai ainsi pas vêtu de costumes congolais, de citoyens ou de réfugiés.

À ce titre, je me souviens qu’à Salzbourg, j’ai assisté à un opéra avec un chœur jouant des réfugiés avec des costumes de réfugiés. J’ai trouvé cette appropriation d’une biographie d’autrui éminemment questionnable. Lorsque l’on travaille avec un chœur, je pense qu’il faut être très conscient de la forme.

Avec mon équipe de création, nous avons beaucoup discuté sur les costumes du chœur dans Justice. Ceci avant de décider de les vêtir comme un chœur allant chanter du Bach dans une église. Il représente le peuple congolais, mais par le truchement de messagers.

Dans La Clémence du Titus, le chœur part de la salle avec des smartphones. Comment avez-vous travaillé ce passage du quotidien au tragique?

Le chœur représente ici peu ou prou les spectateurs visitant le Musée d’art de Titus. Ce pourrait être vous et moi, les amateurs d’art bien disposés à se rendre à une exposition ou au concert. D’où leurs habits du quotidien en accord avec ce statut.

Le chœur est donc une assemblée de regardeurs assistant à un événement artistique. Lors de la tournée de cette pièce en différentes villes, je l’ai évidemment réalisé avec des chanteurs à chaque fois différents.





Et Bernard Richter dans le rôle-titre de Titus?

Je l’adore. C’est vraiment un homme d’une sensibilité extraordinaire, très Jésus pour moi. C’est quelqu’un qui souffre dans son rôle avant de littéralement renaître revenant du monde des morts, le corps enduit de terre. Bernard Richter est un acteur incroyable, super-intelligent. Nous sommes devenus amis. C’est un vrai acteur qui chante.

Dans le Premier Acte, il joue un être qui doute, ne trouvant pas sa place dans le rôle parfois superficiel d’artiste post-moderne qu’il représente. Puis après l’accident et tentative de meurtre qu’il subit, je me suis évidemment basé sur la vie et la dimension chamanique de Joseph Beuys.

Ce plasticien, performeur et sculpteur contemporain allemand a connu un crash comme pilote de Luftwaffe lors de la Deuxième Guerre Mondiale.***** Dans l’opéra, je critique la clémence d’une certaine élite s’adonnant au Charity Business.

Titus porte un t-shirt à l’effigie de Thomas Sankara, ancien leader burkinabé charismatique assassiné en 1987. La junte au pouvoir depuis 2022 et son Conseil des Ministres ont élevé Sankara au rang de «héros de la Nation». Or, ce régime militaire fait disparaître des journalistes, des opposant.es, des militant.es pour les droits citoyens tout en multipliant les exactions envers la population. On semble bien loin de l’esprit de l’ex-leader burkinabé.

Oui, vous avez parfaitement raison. Ce geste pose la question de l’appropriation par l’élite de la Révolution.
Toute la pièce tourne autour de cette question. Comment se fait-il qu’à l’époque de Mozart, deux années après la Révolution française en 1791, l’élite s’est déjà appropriée tout l’art et le champ de la représentation de la main du peuple. Afin de dire en substance que cela devient un gadget pour nous.

L’élite a aussi repris au 20e siècle la figure de Che Guevara. Si je ne voulais pas utiliser le célèbre poster du Che, le graphisme du visage de Sankara sur le t-shirt est le même, noir négatif sur blanc.

Mais je crois que beaucoup de personnes ne savent pas qu’il s’agit de l’effigie de l’ancien président révolutionnaire du Burkina Faso de 1983 à 1987.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Le Clémence de Titus
Du 16 au 29 octobre 2024 au Grand Théâtre de Genève (GTG)

Un opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Milo Rau, mise en scène - Tomáš Netopil, direction musicale

Avec Bernard Richter, Serena Farnocchia, Maria Kataeva, Yuliia Zasimova, Giuseppina Bridelli, Justin Hopkins (16.10, 18.10, 25.10, 27.10) et Mark Kurmanbayev (23.10, 29.10)

Chœur du Grand Théâtre de Genève - Orchestre de la Suisse Romande


Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-24-25/la-clemence-de-titus/



*Dans son théâtre du réel à base de témoignages notamment, Milo Rau a abordé la représentation et la reconstitution critique de tragédies contemporaines: la fin des Ceaucescu en Roumanie, le génocide rwandais, la tuerie de Breivik en Norvège, les massacres du Congo, la dictature syrienne, l’accueil des migrants en Europe, l’affaire Marc Dutroux, le meurtre homophobe et raciste d’Isahne Jarfi en avril 2012 dans la région de Liège, parmi d’autres sujets, ndr.

** Un opéra chanté en français signé Hèctor Parra pour la musique sur un livret de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila d’après un scénario de Milo Rau. Il est créé le 22 janvier 2024 au Grand Théâtre de Genève. Au cœur de la démarche artistique engagée de Justice, se trouve une demande de justice et de responsabilisation face aux atteintes aux droits humains et écocides perpétrés par des multinationales occidentales et leurs sous-traitants en Afrique.
Une campagne de crowdfunding «JUSTICE FOR KABWE!» est lancée à l’occasion de la première mondiale de cet opéra. Les fonds obtenus sont destinés aux victimes de l’accident lié à l’exploitation minière survenu «près de Kolwezi, au sud du Congo – dont l’histoire est racontée dans Justice», selon le site du GTG, ndr.

*** Quel serait le sermon de Jésus en notre siècle? Qui seraient ses apôtres? Pour son film Le Nouvel Évangile, Milo Rau renoue avec les origines révolutionnaires de l’Évangile en mettant en scène une Passion au sein d’une société injuste et inégalitaire, ndr.

**** Intollerenza 1960 est une œuvre qui marie l’intime au collectif. Le compositeur italien Luigi Nono, membre du Parti communiste, met en musique ce qu’il appelle une «action scénique» sur une idée d’Angelo Maria Ripellino avec des textes d’Henri Alleg, Bertold Brecht, Paul Eluard, Vladimir Maïakovski, Julius Fucik et Jean-Paul Sartre. La pièce est un précipité des Guerres d’Espagne, d’Indochine, d’Algérie, du désastre d’Hiroshima et de l’univers concentrationnaire. ndr.

***** L’événement qui marqua la vie et l’œuvre de l’artiste allemand Joseph Beuys (1921-1986) eut lieu lorsqu’il avait 23 ans. Son avion s’écrase près de Znamianka, en Ukraine. Sa légende prétendait que, grièvement blessé, il aurait été soigné par une tribu de nomades tartares grâce à des méthodes chamaniques traditionnelles: le corps recouvert de graisse et protégé par du feutre. Dès 2000, Il aurait été attesté scientifiquement que Beuys a été retrouvé par un commando allemand puis pris en charge dans un hôpital militaire. Pourtant cette histoire sera essentielle dans nombre de ses installations, sculptures et peintures, qui évoquent son accident d’avion. Le miel, la graisse et le feutre sont des éléments de son œuvre liés au chamanisme, ndr.

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