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Genève : s’emparer du Rapport Bergier

Publié le 03.02.2015

 

« Tout ce qui n’est pas digéré, il faut l’affronter »

 

José Lillo qui a notamment monté et joué Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus, qui analyse la propagande nazie, « un système de propagande qui a encore de belles années devant lui » souligne le metteur en scène, revient sur ce même thème avec Le Rapport Bergier, actuellement en création au Théâtre Le Poche à Genève. En 1996, Jean-François Bergier est mandaté par les autorités pour enquêter sur le comportement des Suisses face au régime national-socialiste allemand. En résulte un rapport de 11 000 pages dont José Lillo s’est inspiré pour écrire ce texte porté sur scène par le trio Maurice Aufair, Felipe Castro et Lola Riccaboni. Entretien.

 

 

 

José Lillo, vos pièces de théâtre partent souvent de textes difficiles dont vous souhaitez faciliter l’accès. Cette fois, vous vous attaquez à un énorme dossier : Le Rapport Bergier. Comment l’avez-vous rendu accessible ?

 

J’ai appréhendé le sujet comme un matériau pour le théâtre. Ce spectacle ne sera pas une synthèse du Rapport Bergier, donnera envie au public d’aller plus loin… Le point de départ, c’est ce texte en souffrance. Les arts de la scène sont le lieu de l’universel. Nous, les artistes, nous devons rétablir du sens, non pas en l’assénant, en moralisant – comme ça, on provoque des guerres civiles –, mais en appréhendant les choses de manière plus objective. La propagande, c’est quand le langage dissimule le rapport à la langue, quand celle-ci est manipulée. Alors, on n’y voit plus clair du tout. Personnellement, le fait de me documenter sur Le Rapport Bergier m’a déniaisé. Je pensais que l’Histoire était digérée, qu’il fallait regarder devant. Mais en fait, pas du tout. Il faut détromper les gens sur ces choses : l’Histoire n’est pas maitrisée.

 

Concrètement, en quoi consistera ce spectacle, que vous êtes en train de créer en ce moment ?

 

Sur scène, il y a trois figures : Felipe Castro et Lola Riccaboni jouent bien entendu les rôles des deux jeunes gens et Maurice Aufair celui d’un homme d’âge mûr. Nous avons travaillé à partir d’un montage de textes, et avons exploré les interactions qui pouvaient naître sur scène. J’ai veillé à produire une écriture qui ne soit pas assommante, faite de phrases simples. Le texte n’est pas linéaire. Comme dans la vie, les choses ne se déroulent pas de manière linéaire. Durant les répétitions, nous avons empoigné une écriture compressée, on s’est focalisé sur la réception des textes. Qu’est-ce qu’on retient de ce qu’on lit avec Le Rapport Bergier ? Qu’est-ce que ça provoque comme remarques à soi-même avant tout ? Qu’est-ce que ça crée comme état ? Avec les comédiens, nous avons également travaillé à partir d’ateliers, sur le contact précis avec la réalité des faits. Nous avons aussi visionné une conférence de deux heures sur le sujet, qui contenait beaucoup d’informations. On était submergé. Je leur ai ensuite dit : « Ce n’est pas du tout cela que nous devons faire sur scène ! Il faut que nous traduisions ces informations pour qu’elles passent dans l’espace public.

 

 

Avez-vous lu les 11’000 pages du Rapport Bergier, paru en mars 2002 ?

 

Non car ce texte n’existe qu’en allemand. Par contre, j’ai lu la synthèse de 530 pages que Jean-François Bergier a lui-même rédigée. J’ai aussi lu Le Rapport Bergier pour tous, de Pietro Boschetti, et beaucoup, beaucoup d’autres documents… Il y a une masse d’informations colossale sur ce sujet.

 

Votre envie de vous pencher sur Le Rapport Bergier est née d’un documentaire de 29 secondes.

 

Pouvez-vous le décrire en quelques mots ? Il s’agit d’une archive de la RTS qui date de 1933. A ce moment-là, Hitler est déjà au pouvoir. On y voit tout d’abord le ministre allemand de l’époque, Goebbels, faire un discours de paix à la Société des Nations. Ceci est insupportable car on sait que les camps de concentration existaient déjà à cette époque. Puis, on le voit monter dans l’avion à l’aéroport de Genève. Et, sur le tarmac de Cointrin, une foule de personnes fait le salut hitlérien en guise d’au revoir, en direction de l’avion en train de monter dans le ciel. C’est sidérant ! Il y a un commentaire qui dit : « à l’époque on ne savait pas encore, etc. » Mais c’est faux ! On savait déjà ce qu’était le nazisme à ce moment-là.

 

Le Rapport Bergier évoque la question de l’asile, les fondements historiques de la politique suisse en la matière… Est-ce que votre spectacle parlera également de cette question d’actualité ?

 

Oui, bien sûr. Le Rapport Bergier représente les soubassements de la politique actuelle en matière de migration. Et c’est important de l’étudier pour cette raison. Ça amène à prendre ses responsabilités. Récemment encore, le quotidien Le Matin a fait une manchette avec une citation de Marine Le Pen qui disait, à propos de la votation sur l’immigration de masse : « Les Suisses ont raison ». Ce sont exactement ces mêmes personnes qui disent qu’il faut « regarder devant ». Je ne crois pas qu’il faut « regarder devant », ce n’est pas plus rassurant que de regarder derrière. Il faut regarder large. C’est important de partir en quête de l’Histoire. Tout ce qui n’est pas digéré, tout ce qui n’est pas réconcilié, il faut l’affronter. Sinon, ça revient régulièrement. Ça revient toujours. Il faut que les êtres humains décident quel monde ils veulent. En ce moment, on entend un discours vertueux et en même temps les pires crapules.

 

Propos recueillis par Cécile Gavlak pour le Théâtre Le Poche

 

Le Rapport Bergier, du 2 au 22 février au Théâtre Le Poche à Genève. Renseignements et réservations au +41 22 310 37 59 et sur le site du théâtre www.lepoche.ch

Autour du spectacle
Mercredi 18 février à 20h30 : rencontre-débat avec Hans Ulrich Jost, Professeur honoraire d'histoire Contemporaine à l'Université de Lausanne, autour du Rapport Bergier.

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