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Fantômes (Comment j'ai appris à aimer les)

Publié le 23.03.2023

Les 12 et 13 mai, Hiboux donne rendez-vous avec la mort au Théâtre de Carouge. Ou plutôt à la mort telle qu'elle a été étudiée par la Cie Les 3 Points de suspension, qui a déjà fait tournicoter quelques idées reçues sur le sommeil ou l'inconscient collectif lors de précédents spectacles, pour la plus grande joie de celles et ceux qui y ont assistés.

Mais la mort, c'est du sérieux. Avec le metteur en scène Nicolas Chapoulier, c'est même du sérieux au carré. Avant d'écrire ce spectacle, un comédien a passé son diplôme de conseiller funéraire, d'autres ont lu des auteurs vertigineux et ont été voir des cérémonies spirites - avec de vraies psychopompes. Les 3 Points de suspensions sont prêts archi-prêts. Ils annoncent même la présence de Gilles Deleuze à chaque représentation. Autant dire que Hiboux s'annonce fédérateur, bienveillant, et même participatif affirme Nicolas Chapoulier. C'est le sujet qui veut ça, mais tout de même... Reprenons au début:


Pour faire parler des Hiboux, il faut...

Nicolas Chapoulier: Cela a commencé par un projet au Commun, qui était encore intégré au Mamco, dans lequel nous proposions à toutes les personnes qui le souhaitaient de préparer leur cérémonie funéraire, en partant de l’évocation de celles qu’elles avaient vécues. Il y a des souvenirs de cérémonies lumineuses, qui peuvent aider, et d’autres qui, par leur lourdeur, rendent le deuil plus difficile encore. Nous avons compilé ainsi de nombreuses expériences, souvent riches et touchantes.



Nous avons aussi beaucoup lu, notamment Au bonheur des morts de Vinciane Despret, dans lequel elle évoque les fantômes de nos disparus, que nous produisons et qui habitent autour de nous. Elle ne s’intéresse pas à la meilleure façon de les faire disparaître, mais plutôt comment nous bricolons nos relations avec les défunts, à quel point les vivants ont besoin des morts pour exister, et réciproquement. Elle a cette belle idée selon laquelle les fantômes ont 80 ans d’espérance de vie, sauf exceptions - Vivaldi, Shakespeare, chacun a sa liste.


Le spectacle est né de cela. Et aussi d’histoires intimes des membres de la compagnie.



Vous aviez aussi évoqué des recherches approfondies pour Squash, votre spectacle sur le sommeil, qui se concrétisait par un spectacle plus farfelu qu’académique. Il est parfois question de théâtre documentaire, avec Les 3 Points de suspension, il a fallu créer la norme de fantaisie documentée. Hiboux s’y apparente-t-il?



Oui et non. Hiboux clôt notre triptyque Dormir, mourir, rêver peut-être, qui focalise sur ce qui agit en nous sans être à nous. L’inconscient collectif (Looking for Paradise), le sommeil (Squash) et donc la mort (Hiboux). Pour les deux premiers, nous pouvions nous amuser à déconstruire ce mot, «inconscient», que personne ne peut cerner, et qui génère par lui-même une mythologie. Hiboux est davantage un tutoriel pour réussir sa mort et celle des autres, il est davantage participatif.


Et nous avons réalisé en le construisant que nous serions liés au public par une sorte de pacte d’honnêteté implicite qui n’est pas compatible avec les effets drolatiques qui avaient leur place dans Looking for Paradise et Squash.



Donc pas de comédiens qui surgissent d’une boîte avec une bougie sur la tête ou de lâcher de parasols chatoyants?


Non, cela ne convient pas avec le sujet, qui touche à un autre degré d’intimité. Au début du spectacle, nous demandons qui a perdu un proche il y a moins d’un mois, moins de trois mois, moins d’un an. Ce moment détermine davantage une agora qu’un espace de spectacle.

Ce qui ne nous empêche pas d’inviter les fantômes de Thomas Edison ou Gilles Deleuze qui vont introduire avec une liberté certaine des données académiques. Donc si Hiboux n’est pas farceur, c’est je crois un spectacle drôle.







Des données académiques?


Outre Vinciane Despret, je peux citer la sociologue et anthropologue Gaëlle Calavandier. Mais cela peut être des références plus littéraires, comme Victor Hugo et son Livre des Tables écrit sous hypnose ou L’Art de perdre, un poème de Katherine Bishop. Pour ce spectacle, nous avons aussi assisté à des séances du Centre spirite Lyonnais Allan Kardec.


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... Un mercredi par mois, le Centre réunit 20 médiums autour d’une table avec autant de psychopompes - les personnes qui se font psychographes. Des familles, des personnes seules endeuillées, des jeunes, des moins jeunes, se présentent avec la photo du ou de la disparue. Tout commence par une méditation commune d’une minute - l’expression de la perte vécue collectivement à ce moment est alors immense. Puis chacun présente une photo et un petit texte pour la prise de contact qui s’ensuit.

Votre retour d’expérience?


Nous n’avons pas voulu participer, nous avons préféré rester dans notre rôle de purs observateurs. Je dirai juste que Vinciane Despret voit en ce genre de cérémonie un outil d’analyse très précieux. Sa démarche consiste à comprendre à quelles nécessités répondent l’existence d’un tel dispositif qui réunit les morts et les vivants. Quand on aborde une séance spirite sous cet angle là, on réalise qu’il se passe plein de choses qui produisent de la consolation.

Il est plus intéressant de creuser dans cette direction que d’essayer de juger de ce qui est vrai et de ce qui est faux.







Vous évoquez aussi la dimension participative de votre spectacle.

Oui. Le comédien qui prend la parole au début du spectacle a suivi une formation et obtenu - pour de vrai - un diplôme de conseiller funéraire et de maître de cérémonie. Il procède à une sorte d’évaluation sociologique du public et évoque la réalité de nos dispositifs funéraires, mais aussi les niches laissées par les lois, qui laissent aux individus des possibilités de bricolage.



Nous proposons à une personne du public de nous dire de quoi elle est morte, et à partir de cet exemple, nous allons graviter autour de notre thématique. Je ne vais pas tout raconter, mais le déroulement laisse des zones d’improvisation aux comédiens. Nous avons un canevas, mais chaque représentation est différente.



Les représentations peuvent avoir lieu dans une salle, comme c’est le cas au Théâtre du Loup. Mais aussi en plein air, où des bruits, des événements imprévus peuvent s’inviter dans le spectacle.

Dans quel théâtre invitez-vous le spectateur?


Nous voulons inviter le public à vivre une expérience très personnelle. Pour moi, la place du théâtre, ce n’est plus de reproduire de la fiction avec un quatrième mur - même si il m’arrive d’en faire et que j’aime en voir.



On entend beaucoup dire que le monde a été désenchanté, personnellement, je le vois ensorcelé par le libéralisme. En réaction, je crois à la nécessité de créer des récits dans le réel à partir d’histoires et de récits sociologiques et invisibles qui sont dans tout ce qui nous entoure: les gens, les objets, les villes, les territoires.



Et pourquoi ce spectacle s’intitule-t-il Hiboux?


Il n’y a aucun hibou dans le spectacle et il n’en est jamais question!



Propos recueillis par Vincent Borcard
Interview réalisée à l'occasion des représentations du spectacle au Théâtre du Loup en mars 2023


Hiboux
- Un tutoriel théâtral pour réussir sa mort et celle des autres


Les 12 et 13 mai au Théâtre de Carouge

Nicolas Chapoulier, mise en scène - Cie Les 3 Points de suspension
Avec Cédric Cambon, Jérôme Colloud et Renaud Vincent

Informations, réservations:
https://www.printemps-carougeois.ch/programme-2023/spectacles/hiboux