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Fabrice Melquiot : Un poète dans la ville

Publié le 16.10.2014

 

Un poète dans la ville

 

Ado, Fabrice Melquiot, directeur du Théâtre Am Stram Gram à Genève, faisait beaucoup de radio. C’était l’époque des radios libres et le jeune homme se découvrait une passion qui allait le conduire à s’inscrire en filière audiovisuelle au lycée d’Annecy. Or, si dans « audiovisuel » il y a bien « audio », Fabrice allait bien vite déchanter. Au programme : histoire du cinéma, analyse de films etc. Et la radio dans tout ça ? La tête pleine de références cinématographiques qui comptaient avec Sylvester Stallone, Bruce Lee et John Wayne, le jeune homme se surprit toutefois à aimer découvrir une « autre » histoire du cinéma, pétrie des Méliès, Griffith, Renoir, Bergman, Antonioni, Herzog et  consorts. C’est donc ici, dans un établissement scolaire de la république française des années 1980, que Fabrice aurait son premier rendez-vous avec « l’art. » Rencontre avec un auteur et directeur de théâtre, doté d’un talent manifeste pour l’écriture de textes et de saisons théâtrales hautement visionnaires, au centre desquels : de la poésie avant toute chose.

 

Comment s’est opéré le passage d’un baccalauréat en cinéma au monde du théâtre ?

 

J’ai simplement suivi un ami de l’époque dans son désir de s’inscrire dans un cours de théâtre et j’ai fait le choix, non prémédité, de m’y inscrire avec lui. Ce fut une expérience incroyable pour moi, à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Une rencontre avec un art qui m’ouvrait soudainement une nouvelle forme de liberté. Côté scolaire, j’étais de plus en plus déçu d’une formation qui ne comptait jamais avec la direction d’acteurs au programme. Or, c’est bien ce qui m’intéressait le plus dans le cinéma ! Une fois monté à Paris pour suivre une formation théâtrale à la Sorbonne, j’y ai rencontré Richard Demarcy, et très vite son fils, Emmanuel Demarcy-Mota, avec lequel j’allais collaborer pendant 17 ans.

 

Si vos débuts dans le théâtre sont sur les planches, comme acteur, c’est l’écriture qui deviendra votre territoire privilégié et qui continue d’être au centre de tous vos actes. A quand remonte exactement vos premiers textes et ce goût pour la poésie, si présent dans vos textes, comme dans la manière de composer une programmation pour Am Stram Gram ?

 

L’écriture semble avoir toujours été là, comme pratique faisant partie de ma vie, de mon quotidien. Quand j’ai compris en 1999 que c’était bien là que je voulais pleinement être, et que j’ai donc choisi d’arrêter le jeu pour privilégier l’écriture, c’est précisément parce que je savais tout ce que je devais à ce geste. L’écriture a toujours été pour moi un geste de libération. Au départ, c’est porté par une force négative que je me suis mis à écrire. J’étais un enfant très mutique et très tiède. Le fait d’écrire était alors un vecteur pour accéder à l’autre.

 

De quelle nature étaient ces textes d’enfant ?

 

Je me suis mis à écrire à l’âge de sept ou huit ans. Mais vers douze ans, j’ai commencé à écrire beaucoup de poèmes. Cela me permettait de pouvoir dire ce que j’étais incapable de dire oralement à quelqu’un. Je me souviens parfaitement de ce jour où adolescent, j’avais organisé une boom chez moi, à laquelle j’avais invité une fille dont j’étais fou amoureux. Ce jour-là, je décidai de lui déclarer ma flamme en punaisant sur le mur de ma maison un poème qui lui était destiné, et que je n’avais jamais osé lui donner. Elle est arrivée chez moi, a lu le poème, et ne m’en a dit mot. Cet instant est gravé en moi, pareil à la puissance qui le caractérise, comme pleine conscience qu’une heure à écrire un poème peut faire bouger l’axe de toute une vie sur lequel tu es. L’écriture est aussi une forme de séduction, à laquelle d’ailleurs, en tant qu’auteur, il est parfois difficile de résister. Comme espace du désir, l’écriture peut rapidement nous entraîner dans une surenchère esthétique. Il faut donc s’en méfier ! Mais dès lors qu’on parvient à être à juste distance du désir, alors déplaire devient possible.

 

Comment abordez-vous alors la page blanche d’une saison théâtrale et les désirs présumés des spectateurs ?

 

Le point de départ c’est toujours non pas le spectateur, mais le citoyen. Qu’est ce qui fait la foule sinon l’illusion et la tristesse de l’unanimité ? Je préfère l’idée de la multitude qui reconnaît à chacun une identité poétique qui lui est propre, et dont il m’appartiendrait de lui faire prendre pleinement conscience. Les personnes qui viennent à Am Stram Gram sont avant tout des gens qui partagent mon temps, ma contemporanéité. Il s’agit alors de leur proposer des moments à partager ensemble, tant à travers des bals littéraires, des lotos poétiques ou des spectacles, qui sont avant tout des rendez-vous collectifs - et souvent très festifs -, que dans le cadre de pratiques plus privilégiées comme des laboratoires d’écritures, des consultations poétiques etc. Ce qui est essentiel dans le cadre d’Am Stram Gram, c’est surtout de réussir à se défaire d’un certain glossaire et d’une certaine image d’un théâtre réduit à son appellation « jeune public », et à la seule programmation de spectacles pour enfants.

 

On se réjouit effectivement de voir que pour une fois, il s’agit moins d’une grille de spectacles autour desquels graviteraient des actions satellitaires - de type pédagogique ou de médiation - que d’un lieu de vie dédié à une multiplicité d’expériences relationnelles et artistiques, sans hiérarchisation de genres, de valeurs et de formats. Pièce de théâtre, spectacle de cirque, bal littéraire, consultations poétiques, concert rock dès 8 ans… Pour vous, les laboratoires spontanés sont autant d’occasions d’élargir le territoire de la création ?

 

J’ai travaillé pendant dix ans au sein d’une même maison, à la Comédie de Reims. Pour un auteur, avoir la possibilité d’écrire un lieu comme celui d’Am Stram Gram, c’est avoir la chance de pouvoir l’écrire avec d’autres, c’est à dire avec toutes celles et tous ceux qui participent d’une manière ou d’une autre à la vie, et à l’écriture de ce théâtre. Et ma priorité, c’est précisément de faire entrer dans ce théâtre celles et ceux que je croise tous les jours dans la rue, et non pas des « publics » de spectacles. On dit souvent que le théâtre est à l’image du monde que nous habitons. Or, il suffit d’observer celles et ceux qui remplissent les salles de théâtre pour s’apercevoir qu’il n’en est rien en matière de profil de spectateurs… Am stram Gram doit pouvoir être traversé et habité par les citoyens. A la croisée d’un lieu de vie et d’art, tout rendez-vous donné, que cela soit un spectacle ou un loto poétique, doit être l’occasion de transformer l’ordinaire en un moment poétique. Et s’agissant du loto ou du bal par exemple, il est clair que ce sont des pratiques sociales qui me tiennent à cœur, et que ce n’est pas parce que je suis directeur de théâtre que je vais m’empêcher d’en organiser ! Au contraire, j’y vois la possibilité de transformer une pratique sociale en véritable expérience poétique. Et cela donne des assemblées tout à fait exceptionnelles. Alors clairement, ces actions ne sont effectivement pas des actions pédagogiques ou de médiation culturelle. Bien au contraire. Elles sont autonomes de tout spectacle accueilli ou créé par ailleurs en nos murs, et fonctionnent comme autant de dispositifs créatifs et participatifs intergénérationnels, qui ont autant de valeurs que les spectacles. Quant au cirque ou à la musique, il est évident qu’un théâtre doit pouvoir accueillir autre chose que du théâtre, et s’ouvrir à tous les arts de la scène.

 

Comment réussir à trouver encore la place et le temps d’écrire avec tout cela ?

 

Je n’arrive précisément plus à écrire tous les jours, comme je le faisais avant. Mais pas un jour ne se passe sans que je prenne des notes ici ou là, en vue d’un éventuel projet d’écriture. Am Stram Gram est en soi un projet d’écriture au quotidien.

 

Vos textes sont souvent montés par un grand nombre de metteurs en scène. Cédez-vous toujours vos droits ? Et vous arrive-t-il d’être déçu par le traitement qu’en font certains ?

 

Je ne rencontre bien évidemment pas tous les metteurs en scène qui veulent monter mes textes. C’est impossible. Et je cède volontiers toujours mes droits, car je ne considère pas mes textes comme ma propriété. On écrit des histoires pour s’en débarrasser… Et quand il m’arrive de collaborer sur certaines mises en scène ou de me rendre à un spectacle qui met en scène un de mes textes, c’est toujours et avant tout de la joie qui survient. Celle de voir un collectif artistique s’emparer d’une histoire que j’ai écrite et que j’ai même finie parfois par complètement oublier !

 

Théâtre, Enfance, Jeunesse. Ces trois mots associés à Am Stram Gram viennent-ils faire peser une plus grande responsabilité sur vos épaules de directeur de théâtre ?

 

Ce qui est dommageable, c’est de voir que cette responsabilité envers l’enfance et la jeunesse ne soit pas portée et investie par tous les théâtres, quels qu’ils soient. Ne trouvez-vous pas incroyable de devoir constater que si la majorité des directions de théâtre est confiée à des hommes - et non pas à des femmes - la partie souvent appelée « jeune public » est généralement confiée par ceux-ci à une femme de leur équipe, chargée d’en assurer la « programmation » en sus d’autres fonctions ? Cela signifie beaucoup, sinon des hommes, de la valeur que ceux-ci accordent à la jeunesse et à l’enfance, qu’ils veulent bien déléguer à celles qui s’en chargeront forcément mieux qu’eux, à savoir les femmes, ou plutôt, les mères... C’est dire le chemin qu’il nous reste à parcourir avant de faire bouger les choses ! Pour ma part, si j’ai choisi de diriger Am Stram Gram, c’est précisément parce que c’était Am Stram Gram, c’est-à-dire une lieu qui peut prétendre n’exclure personne de son assemblée. Parce qu’il s’agissait d’élaborer un projet rassembleur, au carrefour de l’art et de la pédagogie, un projet pour toutes les générations, qui ferait la part belle à l’enfance, certes, mais surtout qui tenterait d’en révéler la richesse et la complexité. Je n’aurais jamais candidaté ailleurs.

 

Propos recueillis par Sèverine Garat

 

Découvrez toute la saison du Théâtre Am Stram Gram sur leprogramme.ch ou sur le site du théâtre www.amstramgram.ch

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