En attendant…, Dom et Gaby jouent
En camping sur la grève, entre l’une qui parlote et l’autre plutôt taiseuse, la langue est économe en expressions, ciselée au mot réduit jusqu’à l’os. De cette musicalité d’une partition tramée de silences que l’on imagine se métamorphoser épisodiquement en karaoké, ressurgissent la présence scénique deux comédiennes d’exception, Barbara Baker et Jeanne De Mont.
Autour de ces figures tutélaires de la mise en jeu de soi au fil de fécondes expérimentations, la jeune metteure en scène Sarah Calcine a posé une atmosphère à mi-chemin entre jeu mis en abyme et drame beckettien de la solitude existentielle. Rencontre.
Cité dans votre mémoire filmé Come On, l’écrivain français Georges Perec parle «d’archiver la surface, seule profondeur qui vaille». Est-ce le mouvement de la pièce?
Sarah Calcine: Exactement. Les personnages de Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas blablatent beaucoup. De choses qui ont l’air frivoles. Ne parlent-elles pas apparemment essentiellement de fringues, délaissant les choses profondes? En fait, ce qui se loge au cœur de cette légèreté et surface, c’est précisément le drame, la violence. Tout ce qui coince et détruit. Comment ne pas s’en rendre compte au fur et à mesure que la langue se déplie dans la pièce
Oui. Il s’agit sans doute de la principale manière dont le drame peut nous percuter. Ceci d’autant plus que les échanges entre ces deux femmes sont tissés de notre ordinaire, de notre quotidien le plus étal et banal.
Nous sommes entourés de ces violences faites aux femmes et de la possibilité du féminicide que l’auteure évoque. J’aime précisément les pièces permettant d’aller dans la légèreté, alors même que des réalités éminemment difficiles sont abordées. Je travaille effectivement de manière musicale sur un texte qui ne l’est pas moins.
Construite comme féministe dans ma vie et comme artiste, j’ai été à ce propos à la fois emballée et dérangée par la pièce. Jusqu’au vertige et un certain rejet. Une clé de lecture possible est alors venue à la découverte de «Zizanies» dû à la critique d’art, Clara Schulmann. C’est un essai sur la voix des femmes venant distiller trouble et zizanie, évoquant les gossips, la plainte et les violences associées.
Il est vrai que les personnages de Dom et Gaby sont marqués par des rapports de domination. Qui furent amplement travaillés avec les actrices. L’ensemble en devient alors du jeu éminemment théâtral.
J’avoue aborder le travail des répétitions en délaissant d’abord le texte. Les trois premières répétitions s’ouvrirent ainsi sur des dérives dans la ville, à l’instar des Situationnistes. Ceci pour essayer justement de mettre de la chair autour de cet os de la langue imaginée par Magne van den Berg.
Puis, au fur et à mesure, nous avons commencé à réaliser des improvisations. Toujours sans le texte. Ceci pour que les comédiennes s’approprient l’histoire et le rapport entre ces deux personnages. Une logique de plateau a ensuite été trouvée, encore et toujours sans le recours à la partition écrite. Le texte nous est ainsi apparu tout d’un coup très clairement.
A mes yeux, les deux femmes de la pièce s’essayent à faire spectacle alors qu’elles n’avaient pas prévu de jouer. Ne pensaient-elles pas être seules au Théâtre, dans l’attente de gens qui vont arriver? Prises à leur propre jeu, elles se retrouvent in fine à passer un drame. Délires et musiques surgissent alors au plateau comme au plus vif de l’instant tout en n’étant pas dans la pièce originelle. Celle-ci est écrite, notamment au gré de sa deuxième partie, comme des chansons.
L’habillage et le déshabillage sont très présents dans la création.C’est la première vision que j’ai eue à la lecture de la pièce: un ballet d’actions et de tirades tournant autour du fait de se vêtir puis de se dévêtir. D’où la demande faite au costumier Augustin Rolland, faisant de ce mouvement alternant ce que l’on montre et ce qui est dissimulé, le cœur de la mise en scène.
Revêtues de couleurs essentiellement automnales, n’excluant nulle surprise tranchante, les personnages féminins cherchent à se sentir belles au fur et à mesure de leurs habillages et déshabillages successifs. Qu’est-ce alors «être belle» au fil d’un travail sur la pudeur, sur ce que l’on dévoile ou non au cœur de la mise en jeu de soi?
C’est le faux raccord (ou manque de cohérence entre deux plans d’une scène identique, ndr). Ceci jusque dans le jeu des comédiennes. Le faux raccord est lié à la grammaire cinéma, Pedro Almodovar et David Lynch en tête dont les univers croisés ont influencé la mise en scène. On se demande ainsi par exemple quels vêtements exacts portent les protagonistes. Tout devient jeu comme des enfants s’amusant à faire des spectacles.
A vos yeux, qui sont Dom et Gaby?Je trouve difficile d'imaginer des personnages de fiction dans le sens classique. Cela ressemble plus à une constellation de références. Dont Combats et métamorphoses d’une femme d’Edouard Louis – récit de la métamorphose sociale de la mère de l’auteure, longtemps marginalisée par la violence de sa condition féminine et sociale, ndr. Dom et Gaby s’inscrivent dans une forme d’arc-en-ciel social.
Elles pourraient donc sortir d’un sketch des Deschiens alors que la référence au film signé Ridley Scott, Thelma et Louise est clairement assumée dans le spectacle – Thelma, femme au foyer frustrée et Louise, serveuse délaissée par son petit ami, s’offrent un déjanté road movie, symbole de la solidarité féminine jusqu’à l’abîme, ndr. Ma démarche laisse un grand espace pour l'imagination du public face à ces deux femmes seules dans leur camping-car.
Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas, de Magne van den Berg
Sarah Calcine, mise en scène
Avec Barbara Baker, Jeanne De Mont
Du 14 février au 12 mai 2022 au Poche
Informations, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/prives-de-feuilles-les-arbres-ne-bruissent-pas