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Cupidité quand tu nous tiens

Publié le 15.01.2018

 

L’histoire commence dans une chambre d’hôtel, elle y finit aussi. En fait, toute l’action se déroule dans des chambres d’hôtels. Celles dans lesquelles s’arrêtent cinq vendeurs itinérants, au fil de leurs pérégrinations dans toutes les petites villes qui pourraient les voir faire du chiffre d’affaire. On n’aperçoit jamais leur inlassable porte-à-porte. Le dramaturge garde le focus sur eux, le soir, une fois que le masque qu’ils présentent aux acheteurs potentiels est tombé. Cinquante ans plus tard, autre groupe, autre chambre d’hôtel. On retrouve Frank, l’apprenti de la première équipe qui a pris le tour du métier et l’enseigne à d’autres.

Au travers du huis clos de La Grande et fabuleuse histoire du commerce, l’auteur Joël Pommerat met en exergue la lente dérive que connait notre société basée sur le profit. Que l’on soit dans les années 1960 ou en 2018, la loi est la même pour tous: gagner pour consommer. Et les valeurs morales de nos vendeurs en font les frais.

Le metteur en scène et comédien Elidan Arzoni, fondateur de la Compagnie Métamorphoses amène cette histoire sur la scène du Grütli du 9 au 28 janvier. Il nous parle de ce qu’elle représente aujourd’hui.

 

La compagnie Métamorphoses vise dans ses productions à transmettre des points de vue forts dans une esthétique sobre. Comment cette démarche se traduit-elle dans dans La Grande et Fabuleuse histoire du commerce?

Contrairement à ce qui a tendance à se faire aujourd’hui dans le théâtre contemporain, j’essaie d’éviter de surcharger mes mises en scènes et de mettre trop d’effets en même temps. Je tiens beaucoup à proposer une grande lisibilité et une accessibilité. Plus vous travaillez sur une ligne claire, mieux le spectacle peut être lu. Il est important pour moi que le spectateur soit actif, qu’il ne soit pas simplement en train de se divertir mais que ce qu’il lise lui permette de développer un questionnement et une réflexion par rapport à son propre vécu. Je fais donc tout pour maximiser les chances que cela arrive.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre en scène ce texte?

Tout simplement le fait qu’il parle de notre époque, même si une grande partie de la pièce se déroule dans les années 1960. À travers la progression de la pièce, on perçoit le basculement qui est le nôtre dans une société ultra-libérale. Dans la première partie, on se trouve dans un monde où une certaine solidarité entre travailleurs existe encore, tandis qu’il est tombé dans l’individualisme total maintenant. C’est cela qui m’a parlé car nous sommes tous, d’une certaine façon, responsables de cette situation. Cette idéologie du profit immédiat s’est infiltrée, pas seulement dans la sphère professionnelle, mais aussi privée. On est d’accord de couper dans tout, dans l’éducation, dans la culture, dans tout ce qui n’est pas immédiatement rentable afin de servir les intérêts de quelques actionnaires et propriétaires. On en fait tous les frais, même s’il y a une tendance en chacun à ne pas vouloir regarder cela en face.

 

L’ambivalence entre travail d’équipe et individualisme mise en valeur dans la pièce fonctionne très bien avec le monde des VRP – voyageurs, représentants et placier. Le propos peut pourtant se transposer ailleurs…

La plupart du temps, ces vendeurs sont coachés comme équipe, mais en même temps, ils ont un intérêt personnel à dépasser les autres. C’est aussi comme cela dans le métier d’acteur. Le théâtre est un travail d’équipe mais on a tous envie de se faire remarquer. L’ambivalence est donc toujours là. La pièce parle du travail au sens général, mais aussi des acteurs. Dans le texte de Pommerat et également dans ma mise en scène, il y a un lien entre le métier de vendeur ambulant et celui de comédien. Les deux professions partagent la même précarité. Les mêmes peurs et les mêmes doutes assaillent ceux qui les exercent.

 

Cette pièce participe-t-elle au débat général sur l’avenir de notre société?

Totalement, c’est pour cela que je l’ai montée. Nous sommes tous aujourd’hui sur un siège éjectable dans nos emplois. Il est de plus en plus difficile de trouver un travail et le plein emploi est en train de disparaître. Le grand questionnement de notre époque, outre l’écologie, c’est le travail en lui-même et son avenir.

 

 

Pouvez-vous nous parler des caractères des personnages?

J’évite de travailler sur les personnages dans mes mises en scènes. Je fais un casting cinéma en choisissant des gens qui dégagent naturellement quelque chose qui peut coller au rôle tel que je le vois. Ce qui est très fort et intéressant dans la pièce est que chacun gère différemment les problèmes qu’il rencontre. Il n’y a pas de femmes sur le plateau mais elles existent néanmoins dans la pièce. Chacun a un rapport différent avec elles. Cette pièce tourne beaucoup autour du matérialisme, c’est-à-dire que ces vendeurs ne pensent qu’au travail et à la rentabilité. Cela leur est reproché par leur épouse ou compagne. En plus de lutter pour leur survie en tant que professionnels, ils luttent pour celle de leur vie sentimentale. Les deux sont souvent ratées et se mélangent. Cela leur pèse. Certains réagissent avec abattement, d’autres avec stress et nervosité, d’autres encore avec légèreté. C’est ce qui crée des couleurs différentes dans la pièce et c’est ce qui m’a fait choisir des types d’acteurs et de physiques très différents.

 

Ils oscillent aussi tous entre altruisme et égoïsme, en fonction de leur situation personnelle variable. Peut-on parler d’opportunisme dans cette pièce?

Bien sûr qu’ils sont tous opportunistes, ils cherchent par tous les moyens à sortir leur épingle du jeu et à survivre. Ces gens n’ont pas de salaire, ils ne travaillent que sur commissions ou sur bonus s’ils arrivent à battre un record, ce qu’ils essaient de faire dans la pièce. Aujourd’hui, nous sommes tous opportunistes, nous devons tous lutter pour notre survie, notamment dans le monde de la culture.

 

Franck, l’aspirant vendeur, a un déclic lorsqu’il avoue: […] je me suis persuadé que ça les aidait les gens, que je leur vende notre truc […].

Ils sont dans une autojustification de leurs magouilles (rires), c’est-à-dire que l’on a tous besoin de se valoriser en se disant que notre travail a une utilité, sinon quel est l’intérêt? Notre rêve à tous est de nous réaliser à travers notre travail et nous cherchons des justifications pour cela.

 

La première partie de la pièce présente des rapports plus solidaires entre les personnages mais au final, dans les années 1960 ou aujourd’hui en 2018, la logique du rendement est la même et ne fait que croître. Vous parliez de laisser les spectateurs se forger leur propre réflexion. Sur quelle note les laissez-vous partir?

Finalement, la seule chose qui compte pour la société néolibérale c’est le rendement et avec cela va l’individualisme. Les spectateurs sont extrêmement troublés par la thématique et par la fin de la pièce aussi. Beaucoup de gens sont, je pense, heurtés. Généralement, dans mes mises en scène, j’essaie de faire sortir la noirceur et le cynisme. Cela ne manque pas ici. Il y a une ambivalence lorsque les gens sortent; d’un côté ils sont, pour la plupart, conquis par la performance des acteurs mais aussi secoués par le propos. Mon interprétation est que, quelque part, on n’a pas envie de voir cette réalité. On veut simplement continuer à consommer. Ce genre de questions dérange de par la remise en question qu’il suggère.

 

Propos recueillis par Jessica Mondego

 

La Grande et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat dans une mise en scène d’Elidan Arzoni est à voir au Théâtre du Grütli à Genève du 9 au 28 janvier 2018.

Renseignements et réservations au +41.22.888.44.88 ou sur le site du théâtre www.grutli.ch

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